Chapitre 7: Poursuivi dans l’Allemagne hitlérienne

 

Lorsque début novembre 1941, Hugo Salzmann fut déporté  du camp de concentration du Vernet à la prison Castres, Hitler et son Etat nazi étaient à leur l’apogée. Ils n’avaient pas seulement pris possession de la Pologne. En une seule campagne à l’Ouest, ils avaient  envahi  les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, occupé le nord de la France et amené le sud à la collaboration, avaient envahi la Yougoslavie et la Grèce et étaient entrés en Union Soviétique le 22 juin 1941. La bataille de Moscou eut lieu début octobre 1941. Après un succès initial, l’opération s’embourba. Alors que la Wehrmacht allemande était aux portes de Moscou et que la plupart des allemands rendaient hommage « aux plus grands généraux de tous les temps », le gouvernement de Vichy livrait Hugo Salzmann à la Gestapo.
Pour préparer son extradition, les français transportèrent Hugo Salzmann dans une voiture militaire portant une « Croix-Rouge » jusqu’à Castres, dans une vieille enceinte. Cette dernière avait été un cloître albigeois au moyen-âge, et servi de prison au moment de la sécularisation napoléonienne, puis, ayant perdu cette fonction, elle était vide. Les Français l’utilisèrent de nouveau comme prison précédant une extradition pour des personnes comme Hugo Salzmann.

Hugo Salzmann reprit un peu d’espoir, lorsqu’un capitaine français dit : 

Un capitaine français s’adressant à Hugo Salzmann et à d’autres détenus:
 
« Messieurs! Je suis ici au nom du gouvernement militaire français. Je vous assure que vous n’avez rien à craindre. Vous ne serez pas livrés à l’Allemagne et à la Gestapo. Vous êtes sous notre protection. Je vous donne ma parole d’honneur en tant qu’officier de l’armée française. »

 

Mais que valait cette parole d’honneur dans une telle situation!?

A priori, pas grand-chose. Bientôt, Hugo Salzmann et ses compagnons de détention se retrouvèrent à Moulins dans un vieux château. Celui-ci était rempli d’émigrés allemands, dont l’extradition était imminente, ainsi que de prisonniers français. De là, en voiture militaire, sous la surveillance de gendarmes allemands, on  les emmena à la gare, puis, en train, dans un compartiment-prison, jusqu’à Paris. Enfin, de la gare St Lazare à la Santé. C’est là qu’il apprit le but de son transport à Paris : un interrogatoire par la Gestapo.

Tout de suite, il récapitula son séjour en France.

Hugo Salzmann : Que peuvent-ils savoir de toi ?

Qu’ont-ils comme informations ? Six ans d’émigration à Paris. Six années de résistance contre le fascisme hitlérien. La Littérature : « Volkszeitung », des illustrés, « Rundschau », Internationale », « Braunbuch », des journaux et des brochures des brigades internationales. La « Tribüne » et la « Rote Fahne », illégales. D’innombrables appels et le « Trait d’Union » mensuel en langue française, tiré à plus de mille exemplaires, et qui se vendait bien aux usines Renault. 
Ont-ils trouvé le manuscrit inachevé de ma bibliographie, que Lore Wolf avait commencé de dactylographier sur une machine à écrire toute déglinguée, l’estomac grouillant, dans la chambre d’hôtel glaciale d’Hans Marchwitzas ?
S’ils ont le manuscrit, tout est perdu !
Je passe en revue tous ces noms, ces personnalités, ces camarades courageux, ces personnes merveilleuses. Non, mes amis, j’ai choisi mon chemin, j’irai jusqu’au bout. Je fus pris alors, d’un calme inattendu.

Au ministère de l’intérieur, aux mains de la Gestapo, tout se passa autrement. L’homme de la Gestapo feuillette un dossier, lui dit :
« Bon, maintenant mon petit ami, on va parler en allemand ». Mais au lieu d’accusation et de coups, on lui pose des questions sur ses relations. « Dis donc, pas de tralala, quels sont les amis que tu connais bien ? Tu étais à Paris, au Vernet. Tu en connais sûrement des communistes. Par exemple le Sarrois, celui qui n’a qu’un bras, tu le connais bien sûr »

 

Hugo Salzmann ne le connaissait pas, et ne voulait pas non plus le connaitre.
L’homme de la Gestapo continua de feuilleter son tas de dossiers, mais il ne trouva rien contre Hugo Salzmann, car il n’y avait rien contre lui. Hugo Salzmann apprit plus tard, qu’on avait perdu les dossiers le concernant, commencés à Paris.
Pour l’homme de la Gestapo, il ne restait plus que cette menace à l’adresse d’Hugo Salzmann : « Dieu aie pitié de toi, mon petit ami, dans quelques jours, tu partiras loin… »

 La Santé » Prison à Paris

Récit d’Hugo Salzmann : livré à la Gestapo et conduit à Koblenz, dans l’Allemagne hitlérienne:

 

Les gendarmes allemands le reconduisirent à la Santé. Quelques jours plus tard, il fut effectivement « transporté » en train de la gare de l’Est à la prison de Trier (Trèves), puis de là, plus loin dans le Reich, à la prison de Koblenz (Coblence)

 

Dans la prison de Koblenz

 

Dans le no 8 du 18 février 1942, concernant les événements politiques d’état, du poste principal de la sécurité du Reich – Amt IV – on peut lire l’information « top-secrète » suivante :

Rapport sur l’arrestation d’Hugo Salzmann et son transfert à Koblenz

En raison de l’avis de recherche allemand le concernant,
Le tourneur Hugo S a l z m a n n  (né le 4.2.1903 à Bad-Kreuznach), émigrant communiste, a été arrêté en France et transféré en transport collectif, au poste de police de Koblenz. S. était fonctionnaire du KPD et député communiste de Bad Kreuznach. Après la prise  de pouvoir, il s’est enfui en Sarre, puis a émigré en France.

 

Une fois de plus, Salzmann se retrouvait devant une vieille enceinte. Là aussi il s’agissait d’un ancien monastère de l’ordre du Mont-Carmel, sécularisé lors de l’occupation de la région Rhénane par Napoléon, et qui servait de prison depuis, à Koblenz.
Description d’Hugo Salzmann : Karmeliterstraße 1a. Un coup de sonnette – passage de la petite porte – cour d‘entrée –livré comme une marchandise – une bourrade – une remarque «  Allez, va rejoindre tes frères moines ! » Il disparut derrière des murs épais. 

Il y retrouva d’anciennes connaissances – avec plaisir mais aussi avec effroi – Par exemple, un habitant de Kreuznach travaillait pour la Gestapo. Salzmann avait oublié son nom, mais il se souvient de ce que cet employé de la Gestapo avait dit : Qu’il connaissait Salzmann comme conseiller municipal et fonctionnaire dirigeant du KPD, comme membre de l’Union pour la lutte antifasciste, et comme syndicaliste. Plein de hargne et de satisfaction, il constata que plus un seul fonctionnaire communiste n’était en liberté, et qu’après l’incendie du Reichstag, on avait « ouvert la chasse » concernant Hugo Salzmann.

Le conseiller Salzmann avait été recherché par tous les SA, les SS, et la police de Kreuznach et des environs. Une affiche avait été collée au local des SA sur le pont de la Nahe : 800,- mark de récompense pour la tête du communiste ». Les SA, les SS, et les gendarmes avaient par deux fois fait barricader le village voisin de Planig. A la tête des « chercheurs » se trouvait le commandant SA Christian Kappel de Roxheim – dont Hugo Salzmann savait qu’il avait été condamné pour vol en bande – et qui avait plusieurs fois émis la menace : « Que la balle réservée à Salzmann avait déjà été coulée ! ».

Hugo Salzmann reconnut tout de suite un autre habitant de Kreuznach et savait son nom : Friedrich David Müller. Ce dernier travaillait à L’adresse : Vogelsang (chant d’oiseau) 1-3. Un nom mélodieux ! En fait il s’agissait de la centrale de la Gestapo de la région de Koblenz. Elle se trouvait dans les anciens locaux de la Reichbank, filiale de Koblenz. C’était sans aucun doute l’endroit le plus redouté de Koblenz. En particulier les pièces souterraines, où se trouvait anciennement le trésor de la banque. Dans cette « maison-prison », la Gestapo pouvait séquestrer et torturer pendant des semaines, sans que le moindre cri puisse être perçu de l’extérieur.

 

Le bâtiment de l’ancienne Reichsbank de Koblenz, servant de centrale de la Gestapo depuis 1936 environ. 
Vue de la rue « Im Vogelsang ». (Source : association pour le souvenir de Koblenz)

 

Le bâtiment de la Gestapo de Koblenz. Vue arrière – Milieu des années 30 – 
(Sources : archives de la ville de Koblenz)

Hugo Salzmann ne fut pas torturé. L’employé de la Gestapo, Müller, qui occupait de toute évidence un poste élevé, se montra presque jovial. Manifestement la Gestapo et lui-même en savaient suffisamment sur lui, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de briser sa volonté et de le forcer à parler.
Müller voulait une chose cependant : devant un Hugo Salzmann à moitié mort de faim, il sortit son petit déjeuner d’un tiroir. Une pomme, superbe, et des sandwichs. Salzmann en avait l’eau à la bouche. Müller, déballa ses sandwichs. Il tendit le papier d’emballage et un bout de crayon à Salzmann en lui disant de copier 3 fois un texte d’ici au lendemain. Salzmann ne comprit pas la raison de cet exercice, mais il n’avait pas le choix et il s’exécuta. Plus tard, une année plus tard, dans d’autres circonstances, il comprit d’un seul coup, le danger que cette petite dictée représentait pour lui.

Les jours passèrent. Un jour de février 1942, il eut la visite de l’aumônier des prisons, le père Paul Fechler. Lorsqu’il lui annonce : « M. Salzmann, je n’ai pas l’intention de vous reconvertir au catholicisme », Hugo Salzmann le fait entrer dans sa cellule et lui dit : « Mon père, vous avez fait vœux de silence, vous êtes le seul à qui je puisse me confier dans cette prison. J’ai une femme et un enfant, de la famille. Je puis vous charger de quelque chose pour eux.

C’est alors qu’Hugo Salzmann écoute, étonné, le récit de l’aumônier des prisons.

Hugo Salzmann apprend par le père Fechler, le sort de sa femme Julianna :

« Je connais votre vie, M. Salzmann. Votre femme m’en a parlée. Pendant un an, elle était dans la partie de la prison réservée aux  femmes, juste en face. En janvier 42, dix jours avant votre arrivée, elle a été envoyée dans un camp de concentration. 
Je voulais la mettre en garde d’une espionne de la Gestapo, mais elle a refusé de me voir. Quand j’y suis enfin parvenu, il était trop tard, elle avait déjà été trahie.
Cette Marquise Juana Manuela de Villevert de Villeneuve est une espionne. Elle était danseuse à Berlin. A épousé à Paris un comte sans fortune. La Gestapo se sert d’elle, sous couvert d’émigrée. Elle est placée dans des cellules avec des détenues politiques, se fait passer pour compagne subissant le même sort, afin de gagner leur confiance. Elle pose des questions. Lorsqu’elle en sait suffisamment, elle en informe la Gestapo. Puis on la change de cellule, on la met avec d’autres victimes. 
En contrepartie la Gestapo lui remet les colis de nourriture que les familles envoient aux détenues. L’espionne a demandé à votre femme : »Que disent les journaux en France à propos de l’incendie du Reichstag et à propos de Staline ? »  Votre femme a répondu qu’ils avaient écrit que ce n’était pas van der Lubbe qui avait mis le feu, mais que c’était Göring, et que Staline avait dit que quiconque oserait mettre sa gueule dans le jardin de la Russie soviétique, se ferait taper dessus. 
Après la dénonciation, de l’espionne, la Gestapo (…) a de nouveau interrogé votre femme. Celle-ci n’a rien nié. Cela a suffi pour l’envoyer en camp de centration.
Il faut que je m’en aille maintenant, je reviendrai. »

L’aumônier des prisons, le père Paul Fechler. Photo datant d’après la guerre 

Hugo Salzmann était maintenant renseigné sur le sort de sa femme Julianna. Mais quelle certitude ! Douleur et compassion l’envahirent. Il était condamné à l’inactivité, impuissant et désemparé, lui-même dans une situation extrêmement difficile. Seul pour assumer, il était comme abruti sous le coup. 

Hugo Salzmann, réaction à l’annonce de la nouvelle.

Me voilà assis. Les pensées fusent dans la mécanique de mon cerveau. La vie, le combat, la résistance contre la terrible machine du pouvoir fasciste, la faim et la misère endurcissent. Mais les larmes coulent. Il ne faut pas en avoir honte (…). Pas de marche arrière- Ne pas faiblir – Rester fort – Pense à l’idéal de ta jeunesse, celui de ton père, le travailleur militant à la verrerie, marqué avant la 1ière guerre, endurci par la faim et la misère des années de guerre. Pas de marche arrière. J’ai choisi ma voie – pour la paix – le progrès – plus jamais de guerre. Combat de réaction contre Hitler et le fascisme. Je sais, le chemin est difficile. Sans issue, ici, aux mains de la Gestapo.

Mais la vie continuait, devait continuer.

Les traitements des détenus à la prison de Koblenz, étaient, selon les souvenirs d’Hugo Salzmann, et vu les circonstances, assez acceptables. Les gardiens étaient en général des fonctionnaires assez âgés, qui avaient servi durant la 1ière guerre mondiale, qui en avaient vu beaucoup pour avoir connu la guerre. Afin de garder leur emploi, ils s’étaient adaptés au régime, étaient devenus nazis par « obligation ». C’était en général de bons chrétiens qui saluaient d’un « Heil Hitler ! », et se gardaient bien de dire « Bonjour ! ». C’était leur concession au régime. Mais ils ne chicanaient pas les détenus politiques. Ils agissaient de façon égale, sans mot dire, avec exactitude et selon le règlement, avec parfois un brin d’humanité. Ils ne représentaient aucun danger pour les détenus.

Un jour de mai 1942, Hugo Salzmann obtint l’autorisation d’écrire à ses proches. « Mais », lui dit le gardien tout de suite. N’écrivez pas plus de 15 lignes. Si vous écrivez plus, votre lettre ne sera pas envoyée, ou les lignes supplémentaires seront effacées. N’écrivez  non plus rien d’interdit, sinon la lettre sera également censurée. Je viendrai chercher le tout cet après-midi. Encore une chose : Vous n’avez le droit d’écrire qu’une seule lettre par mois, et ne devrez en recevoir qu’une.

Il écrivit sa première lettre probablement début mai 1942, à sa femme Julianna, dont il savait maintenant, qu’elle avait été déportée au camp de concentration pour femme de Ravensbrück. Il en avait même obtenu l’adresse : camp de concentration pour femmes de Ravensbrück, Fürstenberg, en Mecklenburg. Il semble qu’il ait également eu connaissance de son no de détenue, ainsi que de celui du bloc où elle se trouvait, car, selon le règlement du camp, le courrier n’était pas remis, si ces mentions faisaient défaut. On n’a pu retrouver cette lettre d’Hugo Salzmann à sa femme Julianna, écrite à la prison de Koblenz, et envoyée au camp de concentration pour femme de Ravensbrück.

La deuxième lettre du 8 juin 1942, adressée à son fils Hugo et à sa belle-sœur Ernestine (« Tinnerl »), à Stainz en Steiermark, a pu être conservée.

Lettre d’Hugo Salzmann, du 8 juin 1942, écrite à la prison de Koblenz, adressée à son fils Hugo et à sa belle sœur Ernestine. 2ième partie.

« Ma chère belle-sœur.
Embrasse encore une fois mon garçon pour moi. Tu as pour lui l’âme d’une mère. Je le sais bien. J’espère avoir l’occasion un jour, chère belle-sœur, de te rendre tout le bien que vous faites, toi et ton mari. Le mois dernier, j’ai reçu aussi une lettre de Julerl. Elle a reçu la mienne, qui lui a fait bien plaisir. Elle m’écrit qu’elle est encore en bonne santé, qu’elle a souvent du courrier de notre fils, qui lui envoie des dessins. Voilà qui me réjouit au fond de ma cellule. Donnez-lui bien le bonjour de ma part, si vous lui écrivez. Hugo devrait envoyer une carte pour l’anniversaire de ses tantes Käthe et Anni le 17 juin. Elles ont toutes deux leur anniversaire le même jour. Cela leur fera bien plaisir. Ma sœur Käthe m’a écrit, qu’elles penseront toujours au petit et qu’elles vous aideront autant que possible. Je comprends bien, un garçon grandit, déchire et salit ses habits etc.… Un enfant a besoin de compréhension et de beaucoup d’amour. Si tu peux, chère Ernestine, écris aussi à ma sœur Anni. Elle est couturière et pourrait sans peine coudre une chemisette ou un pantalon pour petit Hugo. Enfin, fais pour le mieux, tu sauras sûrement te débrouiller.
Espérons que notre peine ne sera pas trop dure, et que nous pourrons retrouver notre bonheur familial. Je te souhaite bien des choses, ma chère belle-sœur, à toi ainsi qu’à ton mari et à tes frères et sœurs. Mille baisers encore une fois à notre petit garçon. Ton beau-frère – Hugo - »

 

Une quinzaine de jours plus tard, Hugo Salzmann apprit que son cas avait été traité par un avocat des plus haut-placé. C’était l’avocat de l’accusation du terrible tribunal du peuple de Berlin. Le tribunal du peuple de Berlin s’occupait principalement  des crimes de haute trahison. Hugo Salzmann sentit que l’étau se resserrait. Apparemment, il était accusé de haute trahison.  Il y allait de sa tête.

De nouveau, il se demandait ce qu’ « ils » pouvaient bien savoir. De quelles preuves disposaient-ils ? Les images du passé lui revenaient à la mémoire. 

Hugo Salzmann : au sujet des preuves qu’on pourrait utiliser contre lui.

Je n’ai rien dit à ma charge, ni à celle d’un autre compagnon. Je passe en revue mentalement tous les camarades, tous les résistants. Aucune faille. Aucun n’a faibli. Tous ont fait leur preuve de résistants. Je connais des agents, des collabos du deuxième bureau au camp du Vernet. Qu’ont-ils pu livrer ? Les a-t-on extradés ? Quels documents est-ce que le commandant du camp a livré à la Gestapo ? Je me prépare au pire. Un avocat ? Si la situation n’était pas si dramatique, on pourrait en rire. L’aumônier de la prison ? Un prêtre catholique courageux. Ce père Fechler a du courage. La preuve, il m’a fait confiance. Ce prêtre n’est pas un nazi. Il a la Gestapo et les SS en horreur. Il ose mettre en garde les détenues politiques contre une espionne de la Gestapo, risque sa propre liberté. Un prêtre courageux. « Restez vous-même » C’était toujours avec ces mots qu’il prenait congé après une courte visite. Pas un mot sur la bible. 

Dans cette situation d’incertitude et de désolation, le contact avec les siens lui redonnait toujours du courage. Pour Noel  1942 et pour le jour de l’an de 1943, il écrivit à Ernestine et à son fils :

Lettre d’Hugo Salzmann du 20 décembre 1942 à sa belle-sœur Ernestine et son fils Hugo

« J’ai bien reçu ta lettre du 02.12.1942, ainsi que votre carte de Noel. Merci beaucoup. Dans quelques jours, ce sera Noel, puis le nouvel an 1943. Nous voilà séparés depuis quatre ans maintenant. Que de temps difficiles ! Que de souffrances et de soucis ont passé depuis ! Ah ! Ma chère belle sœur, qu’est-ce que la nouvelle année va m’apporter comme embûches sur le chemin ? Dans mes noires pensées, je revoie le chemin difficile parcouru. Pourtant, il faut relever la tête. Se redresser, dit-on aux heures difficiles. Je remercie bien Julerl pour sa forte volonté de vivre, pour ses pensées courageuses pour moi, pour petit Hugo et pour vous tous. Et toi aussi, ma chère belle sœur, je te remercie du fond du cœur pour tes bonnes paroles en pensant à moi, à tout l’amour, la peine, les soucis pour notre rayon de soleil, petit Hugo et pour ma fidèle Julianna. Je suis content de savoir que ma chère Julerl reçoit des colis. Mes frères et sœurs en ont également envoyés et continuent de le faire. Quel souhait ardent de vous revoir tous me remplit le cœur ! Que ce souhait est intense ! Tout particulièrement au moment des fêtes de fin d’année. Mon vœu pour Noel, serait que Julianna puisse être bientôt auprès de toi et de notre rayon de soleil petit Hugo. 

Mon petit Hugo adoré !
(…) Dans quelques jours, ce sera Noël. C’est ton quatrième Noel sans tes parents. Il en est de même pour le nouvel an. Mon petit Hugo, mon garçon chéri, reçois la bénédiction de ton papa pour 1943 et toutes les années qui suivront. Continue d’être gentil avec ta maman, continue d’être obéissant, que tu deviennes un adulte plein de bonté. L’année nouvelle apportera un chemin difficile à ton père.  Que le sort me soit clément ! Si nous devions ne jamais nous revoir, enfant de mon cœur, sache que ton papa n’était pas méchant. J’ai toujours voulu faire le bien. Porte-toi bien mon garçon, donne le bonjour à notre chère maman. Souhaite lui aussi une bonne année de ma part ainsi qu’à tante ‘Ernestine et à Luise. Mille baisers. Ton papa Hugo te souhaite de tout cœur une bonne année 1943. Au revoir !  » 

Six semaines plus tard, c’était l’anniversaire d’Hugo Salzmann – 40 ans – A peine avait-il reçu le courrier à ce sujet, qu’une autre lettre lui parvenait. On la lui remit officiellement, avec accusé de réception, le 8 février 1943. Elle venait du tribunal du peuple de Berlin et contenait l’accusation de l’avocat général, autorisée entre temps par le tribunal du peuple. Ce fut un coup de massue. L’accusation portait sur : préparation à haute trahison et autres délits.  

Enveloppe du tribunal du peuple ayant contenu l’accusation pour haute trahison. (Source : privée)

Pour Hugo Salzmann, la situation était très grave. Même l’expérimenté aumônier des prisons, le père Fechler, ne pouvait lui donner beaucoup d’espoir. Vous n’avez guère de chances M. Salzmann. Ces juges à Berlin sont des fanatiques, des gens dangereux, qui ne condamnent pas à des peines de prison. 

Mi-février 1943, le jour arriva. L’aumônier lui annonça la nouvelle un soir dans sa cellule. M. Salzmann, ne vous étonnez pas si demain, on vient vous chercher à quatre heures. Je suis venu exprès pour vous le dire. Demain vous serez transporté au tribunal du peuple de Berlin. Il se peut que vous soyez condamné à mort. Avec un peu de chance, ce sera la prison. La peine maximale est de 15 ans de prison. Attendez-vous à tout. Ne perdez pas courage. Je suis désolé de n’avoir pu faire plus pour vous. Le père Fechler lui serra la main, puis partit. Hugo Salzmann se retrouva seul.

Le lendemain, très tôt, on vint chercher Hugo Salzmann et on le conduisit dans une voiture spéciale de la prison, au train pour être « transporté ». Fin février, il est à  la prison de Moabit, en détention provisoire.

C’est là que lui parvint une lettre de sa femme Julianna, pour ses 40 ans. Elle l’avait écrite le 1er février, mais en raison  de la censure du camp de concentration, de l’avocat général et du transfert à Berlin, il ne la reçut que le 26 février. Dans cette situation, Hugo Salzmann avait bien besoin des vœux d’anniversaire de sa femme Juliannna.

De la prison de Koblenz, Hugo Salzmann fut transporté au tribunal du peuple de Berlin 
(Source : Association pour le souvenir – Koblenz)

Femmes du camp de Ravensbrück lors de travaux de terrassement avec un lourd wagonnet. 
(Source : archives fédérales/Wikipedia)

En tête de lettre du camp de Ravensbrück avec extrait du règlement du camp (Source : privée)

Lettre à Hugo Salzmann pour ses 40 ans, de son épouse Julianna, reçue à Berlin le 26.02.43.

Mon cher Hugo ! J’ai bien reçu ta lettre de décembre et je t’en remercie. Dans 4 jours tu auras quarante ans. Je te souhaite santé et force, pour notre petit garçon, qu’il puisse profiter longtemps de son père. Meilleurs vœux de la part de ta Julerl, et que nous soyons très bientôt réunis et en bonne santé. Tu m’écris que Kätha voulait m’envoyer un colis. Je n’ai encore rien reçu. Que Kätha m’écrive si elle en a envoyé un. J’en reçois souvent de Tini, cela me fait bien plaisir ! Ils pourraient bien m’envoyer quelque chose de temps en temps : ta sœur Anni aussi. Cher Hugo,ne t’inquiète jamais pour moi, je vais bien. Notre petit Hugo m’a écrit une gentille lettre, j’en suis très contente. J’espère que tu vas bien, pour moi, ca va maintenant. J’ai eu aussi pas mal de problèmes d’estomac, et j’imagine bien ce que tu as enduré. Donne le bonjour de ma part à tes frères et sœurs et à ta famille et si tu écris à Tini, dis-lui que j’ai bien reçu tous ses colis. Je te serre bien fort, garde la tête haute, cher Hugo, je t’embrasse de tout cœur.
Ta Julerl

 

En bas de la lettre, on peut lire quelques lignes qu’Hugo Salzmann ajouta le 26.02.43. Mon jugement est dans 6 jours. Au-revoir !- Reste en bonne santé et sois forte. Je t’embrasse tendrement. Ton Hugo. De toute évidence, un message qu’Hugo Salzmann avait écrit en pensant à sa femme, adressé à lui-même. 

Lien : Version originale de la lettre

Le 3 mars 1943, au matin, il reçut la visite d’un « civil ». C’était l’avocat de la défense, un certain Feldmann, qui avait été désigné d’office par le tribunal. Celui-ci feuilleta le dossier et s’adressa à Hugo Salzmann:

Avocat de la défense, Feldmann à Hugo Salzmann:

«Je connais votre dossier. J’ai été désigné pour vous défendre (il baisse la voix). Si vous me dites ce qui vous pèse, je serai obligé d’en faire part à la Gestapo. Le jugement aura lieu à 9 heures demain. Je serai à l’heure. Restez fort. Ne pleurez pas sinon vous serez exécuté.

A l’aube du 4 mars 1943, le jour décisif commença comme d’habitude. Puis 2 employés de la Gestapo l’emmenèrent au tribunal du peuple. Il attendit dans la salle que l’audience principale ait lieu devant le 5ième sénat. – seul, derrière une barrière.-

De nouveau les pensées fusaient dans sa tête.» 

 

Hugo Salzmann dans l’attente du tribunal populaire:

«Me voilà assis depuis quelques minutes dans la salle d’audience. Ce silence ! Je me dis : Se ressaisir.  Garder son sang froid. Rester calme. Ne pas pleurer. Comment a-t-il dit ? Je suis votre défenseur ! Etrange – un calme intérieur s’empare de moi tout naturellement. Rester calme. Il y va de ta vie. Vite, réfléchir. Répondre vite aux questions. Quelles preuves ont les juges ? »

Peu à peu la salle se remplit de l’avocat général et d’un civil à ses côtés, de l’avocat de la défense de Salzmann, Feldmann, et de 2 spectateurs.

Puis le tribunal fit son entrée. Les deux juges de profession dans leur robe rouge et les adjoints non professionnels en uniforme. Ils prirent place derrière une grande table couverte d’une nappe rouge. Elle ressemblait à une voie sanglante.

Le président  ouvrit la séance, il avait  le dossier et demanda à Hugo Salzmann si celui-ci avait reçu l’acte d’accusation, et s’il le connaissait. Lorsqu’Hugo Salzmann répondit que oui, il fit un signe, et un des « civils » s’approcha, prit l’accusation des mains de Salzmann, la déchira, et jeta les morceaux dans une corbeille à papiers. Hugo Salzmann ne comprit pas tout de suite. Plus tard, il comprit que cela avait pour but, d’effacer toutes traces et de faire obstacle à la défense. Car, que dire, si on ne pouvait même pas relire le chef d’accusation ?....

Comme à l’ordinaire l’interrogatoire de l’accusé porta d’abord sur sa personne. Lorsqu’on lui demanda de raconter sa vie, Hugo Salzmann fut pris d’un calme intérieur. Il parla de son enfance, de sa famille, de la 1iere guerre mondiale, de la misère vécue, son père au front, sa mère malade, cinq enfants affamés. Puis son apprentissage – la fin de la guerre, son père au chômage, le décès de sa mère inoubliée à 39 ans. Puis sa voie, le syndicat, la jeunesse communiste, le combat antimilitariste contre l’occupation française, contre le mouvement séparatiste de la Ruhr. Oui, il avait offert sa jeunesse, sacrifié tout son temps libre, pour aider les gens de son pays qui se trouvaient dans la misère. Finalement, il se tourna vers le président :

Hugo Salzmann reconnait sa vie et ses idéaux

M. le président, c’est par idéal et par conviction que je me bats pour que ni moi, ni la jeune génération ne connaisse plus jamais la misère dont j’ai souffert. C’est ma voie et pour elle j’ai donné ma jeunesse, sans aucun intérêt personnel : et c’est ainsi que je suis devenu conseiller municipal de mon parti. En 1933, j’ai dû quitter mon pays. C’est ma vie M. le président. Je ne suis pas coupable.
A ces mots : « je ne suis pas coupable ! », un silence glacial se répandit dans le banc des juges. Le président fit passer des documents aux autres juges et continua :

Le président du tribunal à propos des « preuves » contre Hugo Salzmann :

Accusé, vous connaissez ces écrits illégaux : « die rote Fahne, die Tribüne ». Vous les avez diffusés, vous les avez envoyés dans le Reich. Vous avez échauffé les esprits contre Hitler, contre le national-socialisme, vous avez traité notre Führer d’assassin, appelé à la résistance, à la chute du système fasciste. C’est de la préparation à la haute trahison. Voici les preuves ! Accusé, vous reconnaissez-vous coupable ?

Hugo Salzmann se força à garder son calme, maintenant, sa tête était en jeu. M. le président, je n’ai pas envoyé d’écrits illégaux dans le Reich. « Accusé, nous avons ici ces écrits, que vous avez envoyés à Bad-Kreuznach au membre SA H.U. ainsi qu’au lieutenant SA Christian Kappel. « avouez ! ». M. le président, c’est faux, je n’ai rien envoyé. « Accusé : vous êtes le seul à avoir eu connaissance de leur adresse exacte. Vous êtes le seul de Kreuznach à avoir été à Paris et à avoir envoyé de la littérature pour émigrants.

Les paroles menaçantes étaient de glace, les yeux fixés sur Hugo Salzmann le poignardaient, comme s’il voulait l’hypnotiser, le regard de tous les juges le transpercèrent.

Il savait maintenant qui l’avait dénoncé. Tous deux avaient reçu la « Rote Fahne » et la Tribüne » et les avaient remises à la Gestapo. Tous deux avaient indiqué, que l’expéditeur de Paris ne pouvait être autre qu’Hugo Salzmann.

Cette conviction enhardit Hugo Salzmann. Il s’adressa directement au président : M. le président, si j’en avais l’autorisation, je prêterais serment. Je n’ai pas envoyé ces écrits. L’audience fut alors interrompue. Une heure plus tard, le tribunal réapparut. Le président s’adressa au civil qui se trouvait auprès de l’avocat de l’accusation. Il s’agissait d’un graphologue. Il devait comparer les adresses des journaux envoyés à Bad-Kreuznach et l’échantillon d’écriture d’Hugo Salzmann et décider, s’il s’agissait ou non de la même personne. A ces mots, Hugo Salzmann tressaillit. Il comprit d’un seul coup l’importance capitale de tout ce qu’il avait écrit auparavant et dernièrement encore, à la prison de Koblenz.

Compte rendu d’Hugo Salzmann concernant l’expertise du graphologue :

« Serai-je condamné à mort ? » L’accusation dispose-t-elle de preuves accablantes du temps passé à Paris, provenant de fouilles d’appartements, de chambres d’hôtels d’émigrés, d’amis français, effectuées par les inspecteurs de police français, ou par la gestapo ? Les écrits datant des années vingt jusqu’à 1933, concernant la résistance du parti et les jeunes camarades de Bad-Kreuznach, contre le fascisme ? 

L’expert en graphologie se lève. Dans la main gauche, il tient quelques feuilles de papier. Il relève ses lunettes. « Monsieur le président », dit-il après avoir jeté un regard sur ses papiers. «Après avoir procédé à un examen minutieux de l’échantillon d’écriture de l’accusé et des adresses inscrites sur les envois scandaleux, j’ai constaté : Que la lettre « B » est bien le « B » typique de l’accusé. La lettre « K » par contre absolument pas. Il en va de même pour le « E » et le « N ». Le « Z » est ressemblant.

Lettre après lettre, l’expert poursuit son exposé. « Monsieur le président » (silence de mort dans la salle). Il m’est impossible de dire avec certitude, que les adresses de ces écrits scandaleux soient l’œuvre de l’a

 

L’expert avait de toute évidence jeté un doute auprès du juge. Même l’avocat officiel de la défense, Feldmann, se taisait. Il n’osa pas non plus prendre la parole pour défendre Hugo Salzmann. Bientôt, l’avocat général se reprit et plaida pour une peine de 10 ans de réclusion.

A l’écoute du réquisitoire de l’avocat général, Hugo Salzmann respira profondément.

Hugo Salzmann à propos du réquisitoire d l’avocat général.

Ah ! Dix ans, dix années de prison. Parmi les criminels ! En tant que condamné politique ! Avec quelle sorte de personnes m’assimilent-ils ? Je n’ai rien d’un criminel. Je ne suis ni meurtrier, ni voleur, ni escroc. Je n’ai rien fait de mal, je n’ai commis aucun crime. La prison. Ah la prison. Et pourtant, un avantage ! Mes amis, les camarades de combat contre Hitler et son fascisme, eux, se trouvent directement dans des camps d’extermination, de concentration. La prison seule, est-ce un avantage ? Au moins, je reste en vie.

 

Le président rendit le verdict:

Verdict du tribunal du peuple prononcé le 4 mars 1943, contre Hugo Salzmann

« Au nom du peuple allemand, la peine de prison de dix ans, requise par l’avocat général est ramenée à huit années de réclusion pour préparation à crime de haute trahison. L’accusé ayant refusé d’entrer dans la légion étrangère française a fait preuve de ce qu’il lui restait une étincelle de sentiment patriotique.
La séance est levée.
Hugo Salzmann avait eu de la chance. Le même jour, il y avait eu onze autres jugements, donc douze avec lui. Huit hommes et quatre femmes. Il y eut huit condamnations à mort. Trois polonais bénéficièrent d’un report de jugement. Hugo Salzmann fut donc le seul à obtenir une peine de prison.»

 

Lien : Hugo Salzmann décrit son procès devant le tribunal populaire:

 

Hugo Salzmann n’a jamais pu voir la condamnation écrite du tribunal populaire. Ce qui était logique puisqu’on avait déjà déchiré sous ses yeux le chef d’accusation. Pourquoi se donner la peine de porter le jugement par écrit ?

Cependant, on put retrouver le procès écrit dans les dossiers conservés du tribunal populaire. Sa lecture confirme l’impression, qu’Hugo Salzmann ait eu de la chance. Si on peut parler de « chance » pour une condamnation à huit ans de prison

A priori le tribunal était parti du principe, que l’expertise aurait confondu Salzmann, prouvant bien qu’il était l’expéditeur des journaux envoyés à Bad-Kreuznach. Comme l’expert ne put en faire la preuve, et qu’il put convaincre le tribunal de ses doutes, il fallut bien laisser tomber un point d’accusation concret d’importance.

Il ne restait plus que de vagues reproches selon lesquels Hugo Salzmann, se trouvant en lieu sûr, aurait participé à des campagnes d’émigrés, s’adressant contre l’Allemagne. On prit aussi en considération qu’Hugo Salzmann avait longtemps participé à la réalisation et à la distribution des journaux. Dans la déclaration d’Hugo Salzmann, le tribunal trouva également à sa décharge qu’il n’avait pas quitté l’Allemagne pour s’insurger contre elle. Avec sa famille, il avait vécu dans une situation précaire, s’était laissé convaincre (d’après le jugement) par les promesses de dirigeants communistes, de travailler pour eux, et n’avait pu se décider à un retour décisif.

Le fait qu’au Vernet, il avait catégoriquement refusé d’entrer dans l’armée française, ou de servir dans des organisations de travail françaises, au risque d’en subir les conséquences désagréables, influença le jugement de façon positive. En sa faveur jouèrent aussi ses aveux et ses regrets que le sénat crut interpréter. Tout ceci donna l’impression au sénat, que Salzmann « n’était pas complètement perdu pour le peuple allemand ». La condamnation à mort fut ainsi repoussée, pouvait faire place à une peine de prison à durée limitée. Dans le cadre possible de quinze années, huit années peuvent être considérées comme peine « modérée ». De plus le tribunal reconnut qu’Hugo Salzmann était en détention préventive depuis un an et quatre mois. Il ne lui restait donc plus que six ans et huit mois à purger.

 

A la prison de Butzbach.

 

Très vite après le procès, Hugo Salzmann se retrouva de nouveau « en transport ». Cette fois pour la prison de Butzbach où il arriva le 19 mars 1943 vers 13 heures. Dès son arrivée, la date de sa libération fut fixée. Huit ans à compter de son arrivée à la prison de Castres, après son internement au camp de concentration du Vernet, le 4 novembre 1941, donc le 3 novembre 1949 à 18 heures. Tout devait être en ordre, même macabre.

Les mois à la prison de Butzbach s’écoulèrent lentement pour Hugo Salzmann. Une nouvelle année d’emprisonnement s’achevait. C’était encore plus insupportable que les années précédentes, puisqu’il se trouvait emprisonné, derrière des barreaux. Seule la situation sur le front de l’Est constituait une lueur d’espoir pour lui. L’avancée des troupes allemandes avaient été stoppée depuis longtemps déjà. Fin janvier 1943, la 6ième armée avait capitulé à Stalingrad et l’armée rouge gagnait du terrain à l’Ouest.

Lien : Récit d’Hugo Salzmann : sa détention à la prison de Butzbach:

 

 

Lettre de Julianna Salzmann à Hugo Salzmann, de janvier 1944.

Mon cher Hugo ! Voilà bien longtemps que j’ai reçu ta lettre, elle m’a fait bien plaisir et je t’en remercie vivement. Notre petit garçon va bien ; il m’a écrit une gentille lettre à laquelle il a joint un dessin : une branche de sapin avec deux petits oiseaux dessus, pour le nouvel an. J’ai reçu une carte de Tilla. Käthe et sa famille me donnent souvent le bonjour en m’envoyant un petit colis. Je donne le bonjour à tous et souhaite une bonne année, et merci encore pour tout. Mon cher Hugo, c’est bientôt ton anniversaire. Je te serre bien fort, de tout cœur. Reste en bonne santé et ne perds pas courage. Le jour viendra où nous nous retrouverons. Pour ma part, je vais bien et mon plus grand veux, est de revoir tous les miens. Cher Hugo, écris à Tilla s’il te plait et demande-lui de m’envoyer – si possible – deux bonnes chemises de nuit, mais pas de blanches. Nous voilà en 1944, les temps sont longs et difficiles pour tous. Pourvu que l’année à venir nous apporte la paix. Fais preuve d’endurance et reste bien en bonne santé. Je te serre bien fort, mon cher Hugo, jusqu’à nos retrouvailles, je t’embrasse.....

Depuis qu’il avait reçu cette lettre et une autre semblable, Hugo Salzmann savait que la vie au camp de concentration pour femmes de Ravensbrück était épouvantable et que sa femme devait beaucoup souffrir. Depuis Paris, où ils devaient s’attendre à une arrestation à tout moment, ils avaient convenu d’un code secret de communication. Entre autre, on décrivait, en cas d’arrestation, la situation à l’opposé de ce qu’elle était réellement. Si les traitements étaient humiliants et mesquins, si on souffrait de la faim, on écrivait : « Je vais bien. Le personnel est très aimable. De telles phrases n’étaient pas censurées. Evidemment, elles ne correspondaient pas à la réalité et les censeurs le savaient. Peu importe. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient, que celui qui écrivait n’avait pas tous ses esprits. Le destinataire, lui, savait dans quelle situation difficile ou dangereuse, l’auteur de la lettre se trouvait. Et c’était ce qui comptait.

Les nouvelles de « l’extérieur » ne parvenaient que sporadiquement aux détenus. Et encore, elles étaient chuchotées, et on ne savait pas si elles étaient exactes ou si elles ne faisaient que traduire les souhaits de ceux qui les répandaient.

Mais la nouvelle du débarquement des forces alliées du 6 juin 1944 en Normandie se répandit comme une trainée de poudre. Hugo Salzmann sauta de joie quand la nouvelle lui fut confirmée par la mine déconfite des gardiens et pas les paroles des détenus français (Hitler kaputt !)

L’Allemagne hitlérienne était maintenant obligée de mener la « guerre sur deux fronts », tant redoutée. Pour lui, il s’agissait du combat final. Et Hugo Salzmann y participait de son mieux. Depuis longtemps en effet, il faisait tout ce qu’il pouvait en tant que détenu pour effectuer du sabotage. De temps à autre, il « refoulait » les cylindres des mitrailleuses qu’il fabriquait, produisant ainsi des pièces inutilisables. Chaque pièce refusée constituait un sabotage et signifiait un mort en moins. C’était le combat dans l’ombre qu’Hugo Salzmann menait contre Hitler, contre la guerre, et finalement pour sa libération. Plus vite la guerre serait terminée, plus vite les détenus pourraient compter être relâchés. Lui et aussi sa femme Julianna, qui désirait tant revoir sa famille dans ses lettres, et qui souffrait atrocement à Ravensbrück. C’est ainsi que Salzmann, le pacifiste, contribuait à ce que la guerre se termine bientôt en mettant même sa vie en péril.

Le sort de Julianna ne cessait d’inquiéter Hugo Salzmann. L’apogée fut dans la nuit du 5 ou 6 décembre 1944. Des années plus tard, rempli d’émotion, il décrivit cette nuit.

Hugo Salzmann décrit la nuit du 5 ou 6 décembre 1944:   

«Cette nuit terrible, sans fin. Ce froid, ce clair de lune glacial. Un cri me tire de mon demi-sommeil. « Hugo » quelqu’un m’appelle. Je regarde à gauche, mon voisin de cellule, Kaspar. Non, il respire tranquillement. Je lève les yeux. Non, Otto dort. Quelqu’un m’a appelé. J’observe les deux sans bouger ; j’ai pourtant entendu mon nom. Personne ne bouge. C’est fou. J’ai peut-être rêvé. Dors me dis-je. Force-toi, la nuit passe si vite. Les pensées fusent. Que fait mon frère ? Mes sœurs au pays ? Julianna à Ravensbrück ? Je me suis rendormi.
« Hugo », une plainte qui dure, appelant au secours, me tire de mon sommeil mouvementé. Je m’assieds- Je regarde à gauche, en face de moi, Kaspar. Le clair de lune froid éclaire son visage. Il dort. Il respire. Otto est en haut. Est-ce lui qui a appelé ? Je fixe son visage pâle. Hier soir encore, il se plaignait de douleurs aux reins, dues aux coups. Vraiment ce visage pâle, tranchant, osseux, dans le clair de lune. Est-ce qu’il respire ? J’observe intensément Kaspar. Il respire. Otto ! Ils dorment vraiment. Aucun des deux n’a fait de rêve. Pourtant quelqu’un m’a appelé. Impossible de déranger leur sommeil J’essaie d’abord tout doucement, « Kaspar ». Il dort. Puis j’appelle : « Otto » il dort. Je reste abattu et immobile sur mon matelas, aussi dur qu’une planche. Le denier tiers de l’ombre des barreaux à la fenêtre de la cellule disparait lentement du mur de la cellule. Les pensées se précipitent dans ma tête. Mille possibilités. Des illusions. L’angoisse pour ceux que j’aime. Et Julianna – Notre enfant. Je sursaute effrayé. M’étais-je endormi ? Où suis-je ? Quelqu’un m’a appelé. Fort, longuement « Hugo », une plainte, sans force, la dernière lettre s’éteint doucement « o o o ». 
Qui m’a appelé ? Je suis maintenant complètement  réveillé. Kaspar et Otto dorment encore. Est-ce que Kreuznach à été bombardé ? Est-ce que ma sœur est morte ? Ma tête, ma tête bourdonne et me fait mal. Non, Julianna est dans une situation terriblement dangereuse. Oui, Julianna, Ravensbrück. Je suis assis entièrement crispé, sur le matelas dur. Ma tête est si lourde. Je me plie en deux. Les larmes coulent sans bruit. Une pensée prend place dans mon esprit, s’installe de plus en plus fortement. Julianna, tu n’es plus. A la fin, tu m’as appelé. Ta dernière pensée. Ton dernier mot. Je t’ai entendu. Ce ne peut être que toi. Tu étais dans une situation périlleuse. Personne d’autre de la famille. Je pleure ; je pleure en silence, épuisé, et la cloche de la prison sonne l’heure du lever, froide, à travers les couloirs, le long des murs

 

Le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück (Source : Wikipedia)

Entre temps, la guerre se rapprochait. Les avions de combat des alliés tournaient au-dessus de Butzbach, et larguaient leurs bombes sur Gießen et Francfort, non loin d’eux, comme les détenus l’apprirent. Ils souhaitaient ardemment la chute du régime hitlérien, mais se demandaient s’ils survivraient. Si des bombes tombaient sur la prison, elles feraient du ravage, car ils ne pouvaient sortir de leurs cellules.

Ce n’est qu’en mars 1945 que les avions américains visèrent Butzbach en plongée. Hugo Salzmann pu l’observer de la fenêtre de sa cellule. On hissa le drapeau blanc de la capitulation. Puis ils reconnurent le bruit des chenilles des tanks. Un silence de mort régnait dans la prison. Les nerfs étaient à fleur de peau. Le drapeau blanc flottait toujours. Enfin. Elle était là. La liberté. Hugo se mit à pleurer de joie, de soulagement ; envahi par les émotions, par la tension brusquement relâchée, il se mit à chanter, à hurler l’internationale par la fenêtre.

Les détenus restèrent dans leurs cellules. Les portes des prisonniers politiques n’étaient plus verrouillées. Pendant que deux officiers américains vérifiaient les dossiers des détenus, ils purent enfin manger à leur faim.

Un mois plus tard, toutes les formalités avaient été réglées. Il existait même des formulaires en anglais pour la plupart, mais aussi en  anglais et allemand, pour que les détenus puissent se légitimer. C’est ainsi que la direction de la prison de Butzbach établit un certificat comme quoi Hugo Salzmann avait été libéré le 30 avril 1945 – « sans nourriture et sans argent ».

Attestation bilingue de la direction de la prison de Butzbach du 30 avril 1945, concernant la libération d’Hugo Salzmann
 (Source : privée)

 

En souvenir de son incarcération, Hugo Salzmann emporta « sa » carte de propriétaire de sa cellule.

Carte de propriétaire d’Hugo Salzmann pour la cellule de la prison de Butzbach. Hugo Salzmann l’emporta comme souvenir.
(Source : privée)