Chapitre 6: Premiers travaux au camp de concentration du Vernet

 

Occupation intellectuelle au Vernet 

 

Lorsqu’Hugo Salzmann parlait de son internement au camp de concentration du Vernet de mi-octobre 1939 à début novembre 1941, les sujets principaux étaient la faim et les souffrances quotidiennes. Il racontait aussi, cette routine monotone et abrutissante du camp – il n’y avait ni hauts, ni bas, et l’inquiétude de son propre sort, ou de celui de sa famille grandissait au fur et à mesure que le temps passait. Pour combler ce vide existentiel, les plus actifs organisaient des fêtes, et incitaient à y participer. Les hommes se retrouvaient pour chanter en chœur ou pour des cours ou des conférences, mêmes les jeux d’échecs ou de dés faisaient fureur.

D’autre part, beaucoup se montraient créatifs par eux-mêmes. Parmi eux, Friedrich Wolf, qui travaillait à sa pièce de Théâtre « Beaumarchais ou la naissance de Figaro », pièce commencée au Vernet et terminée sur place. En janvier 1941, Friedrich Wolf écrit : C’est dans une barque où 180 hommes parlent, chantent, martèlent, vont et viennent – ou plus précisément t’enjambent -, que « Beaumarchais » a été écrit. En fait, souvent la nuit, à la lueur d’une « lampe », une boîte de sardines remplie d’un mélange d’huile et de saindoux, et un morceau de ficelle tressée.

Un autre, Rudolf Leonhard, écrivait des poèmes sur le camp et les hommes internés.

Mais ces hommes de lettres, déjà connus, n’étaient pas les seuls à s’activer artistiquement. D’autres, moins créatifs, découvrirent leurs dons artistiques et comblèrent ainsi le vide de leur vie quotidienne et purent oublier pour un temps, les soucis concernant leur avenir et celui de leur famille. 

Un des moments forts de la vie monotone du camp  fut la fête de Noel de 1939. Les leaders du camp avaient mis sur pied un programme comprenant d’émouvantes chansons populaires ou artistiques, des poèmes, des sketches, et auquel participèrent, aux côtés des Allemands, des Russes et des Espagnols. La partie allemande commença par le chant : « la liberté dont je parle.. » Ensuite, on récita un extrait du « conte d’hiver » de « Heinrich Heine » : « Quand, la nuit, je pense à l’Allemagne,  je ne dors plus… » Rudolf Leonhard récita son poème « Noel au Vernet » ou encore « Chant de Noel ».

Cette fête de Noel incita encore plus les hommes au Vernet à continuer leurs activités manuelles et artistiques.

 

Les sculptures en os d’Hugo Salzmann.

 

C’est à ce moment,  ou peut-être même un peu avant, qu’Hugo Salzmann, le tourneur, dont nous connaissons déjà les petits dessins datant de son incarcération de septembre 1939, et qu’il destinait à son fils Hugo, découvrit son talent artistique. Il choisit une activité qu’on n’aurait pas soupçonnée chez lui. Il en améliora la technique et en élargit la production. C’est à la sculpture d’os, d’os pour la soupe, qu’il se consacra avec beaucoup d’engagement. Plus tard, il racontait volontiers comment il y était venu :

Récit d’Hugo Salzmann : Comment il en arriva à la sculpture d’os

Pour ma part, ces quelques os (de soupe), -si dénudés, si secs – prenaient soudain de la valeur. Les idées tournaient dans ma tête, je tournais et retournais les os. Je réfléchissais. Que pourrais-je en faire ? Que pourrait-on en faire ? Ni marteau, ni lime, ni pince, ni scie, ni étau – rien – rien qu’un petit canif.  Mais la nécessité rend l’homme ingénieux. Avec une pierre et un couteau, voilà que le premier os est fendu. Maintenant il faut une surface lisse. Comment faire sans lime ? Essayons avec un morceau du mur en béton. Frottons. En tournant. Sur le mur de béton. Sst-sst-sst. Quelle belle surface lisse ! Et voilà. Nous avions remplacé la meule et la lime. On frottait les morceaux d’os, jusqu’à obtenir la forme grossière de ce que l’on voulait faire. C’est ainsi que sont venues les idées d’anneaux, de marque-pages, de coupe-papiers, de bracelets, de colliers, de boucles de ceinture, de fleurs décoratives, de travaux d’incrustation, de petites sculptures.
Les premiers anneaux que je fabriquais étaient tout simples. Puis je les décorais. Je griffais, je grattais. Une jeune fille svelte et minuscule, allongée sur le pourtour de l’anneau Un chef d’œuvre ! Etant donné les outils primitifs utilisés au camp. Pendant des semaines, je grattais, je limais, je polissais l’anneau avant qu’il soit terminé. Il en était de même pour les autres objets.

 

« Échantillons sans valeur »

 

Les sculptures et autres objets qu’il fabriquait, servaient de remerciements aux attentions qu’Hugo Salzmann et les hommes du Vernet recevaient de l’extérieur du camp. Ils envoyèrent leurs petits chefs-d’œuvre non seulement à leurs femmes qui leur faisaient parvenir des paquets contenant de la nourriture, mais ils les expédièrent  en tant que « souvenirs » partout dans le monde. Comme ils n’avaient pas l’autorisation d’écrire de lettres, l’idée leur vint d’envoyer au moins ces objets aux camarades, amis ou connaissances qui se trouvaient aux Etats-Unis, au Mexique, au Brésil, en Suisse, en Suède, en France ou ailleurs. Les envois devaient être déclarés comme « échantillons sans valeur », et ne devaient contenir aucune correspondance. Par contre, on indiquait le nom de l’expéditeur ainsi que l’adresse du camp. Ils ne tardèrent pas à recevoir des lettres et des paquets de nourriture venant du monde entier.

Ce succès inattendu encouragea Hugo Salzmann et se répercuta dans tout le camp. Plus tard, avec grande satisfaction, il parle de ce qu’il apait: «la force des os nus »

Ring : Anneau en os d’Hugo Salzmann avec nu de femme (source privée)

Récit d’Hugo Salzmann:
         
«Les os me donnaient beaucoup de travail. Impossible de livrer les « souvenirs » au rythme des demandes qui nous parvenaient. La direction du camp avait trouvé le moyen d’envoyer les « échantillons sans valeur » partout où se trouvaient les amis, qui se demandaient ce qu’étaient devenus les fonctionnaires politiques du KPD, après la mobilisation générale en France. »

 

Bientôt, tous les os disponibles avaient été sculptés, et il n’en restait plus aucun. Alors qu’on avait découvert, avec ces sculptures, un modèle de « commerce » ou plutôt de communication. Les hommes du Vernet eurent alors l’idée de s’approvisionner auprès des femmes de la résistance allemande, qui entre temps subissaient le même sort qu’eux, et se trouvaient internées au camp pour femmes de Rieucros. Et effectivement, un jour, elles firent parvenir à Hugo Salzmann, au Vernet, un paquet contenant des os. Ce dernier pu donc reprendre son travail.

Les sculptures sur os d’Hugo Salzmann, et en particulier ses anneaux, devinrent son image de marque au camp de concentration du Vernet. Cependant, si les anneaux, fabriqués en série, parcoururent le monde comme « échantillons sans valeur », il se consacra également, dans ses créations artistiques, à d’autres sujets, employa d’autres matériaux et d’autres techniques.

Un des sujets, toujours d’actualité, était la vie quotidienne du camp. Tout comme Rudolf Leonhard a tenté d’assumer, par ses poèmes, ce sentiment traumatisant de séquestration, de dépendance, d’humiliation et de faim, Hugo Salmann l’exprima dans ses dessins. Il réussit à en garder quelques uns jusqu’à sa libération quelques années plus tard. En petit format, ils rendent compte de l’impression étouffante au Vernet ; dominés par les barbelés qui coupent le camp de façon terrifiante du monde extérieur. Le ciel est bas, noir et sans espoir. Ses travaux étaient pour lui si importants qu’il leur fabriqua des cadres en bois, leur donnant ainsi un « cadre respectable » au sens propre du terme. 

Dessin du camp du Vernet 1939-1941 (Source : privée)

Dessin du camp du Vernet 1939-1941 (Source : privée)

Un autre sujet au camp : le « commando2 des latrines. Le « commando » de travail le plus important du camp. Les détenus devaient vider le contenu des latrines dans des tonneaux, qu’ils traînaient, une fois remplis, jusqu’à l’Ariège, qui se trouvait assez loin, où ils les vidaient. Un travail dur et pénible, pour ces hommes affamés et amaigris. Pourtant ce « commando » avait un certain intérêt. Bien que sous la surveillance des soldats, certains réussissaient parfois à prendre la fuite. Et surtout, cela permettait de voir autre chose que le camp et les barbelés – un peu de liberté.

Dessins de l’escadron des latrines.(source : privée)

Pour ses coffrets en bois, Hugo Salzmann utilisa une toute autre technique. Il prenait d’abord une planche en bois, qu’il munissait d’un cadre tout comme ses dessins. Puis il les pyrogravait. Deux de ses coffrets ont survécu aux poursuites. Ils présentent les mêmes motifs, déjà connus par les dessins. Une vue du camp avec les barbelés qui dominent le tableau. Un des coffrets porte une dédicace spéciale. Fabriqué au camp du Vernet, pour marquer le 32ième anniversaire de sa femme Julianna, le 5 février 19

Couvercle du coffret d’Hugo Salzmann à l’occasion du 32ième anniversaire de sa femme Julianna.

Intérieur du coffret pour les 32 ans de Julianna portant l’inscription : 
A ma courageuse Julianna pour ses 32 ans : Le Vernet, le 5.11.1941. Ton Hugo. (Source : privée)

 

Autres travaux d’Hugo Salzmann élaborés au Vernet. – En possession privée – Court vidéo: