Chapitre 5: Interné au camp Du Vernet

Arrestation dans la nuit du 1er septembre 1939

 

Hugo Salzmann et les autres émigrés avaient compris que l’interdiction des journaux communistes était aussi valable pour eux et leur Trait d’Union. Le 30 août 1939 déjà, ils avaient fait disparaitre  les documents et le matériel concernant la rédaction du journal. Mais cela ne servit à rien. Tous étaient menacés d’arrestation et d’internement, simplement  parce qu’ils étaient des Allemands « indésirables ». La plupart d’entre eux subirent ce sort quelques jours plus tard. Les communistes allemands furent les premiers à être arrêtés, démonstration de la méfiance des Français, qui les prenaient pour de potentiels ennemis. On voyait en eux la « cinquième colonne ». Cette expression créée peu avant, pendant la guerre civile espagnole, péjorative et calomnieuse, signifiait que les émigrés allemands étaient foncièrement soupçonnés de travailler avec l’Allemagne hitlérienne. De plus,  aux yeux des Français, le pacte germano-soviétique faisait des communistes et de leurs sympathisants en France,   les alliés passifs des nazis. Pour simplifier, on pourrait dire,  que la guerre contre le fascisme d’Hitler, pour laquelle la France mobilisa le 1er septembre 1939, et qu’elle déclara officiellement au Reich le 3 septembre 1939, débuta par une guerre contre les antifascistes  à l’intérieur de ses propres frontières.

Bruno Frei – émigré – écrit à propos de la vague d’arrestations au début de la guerre :

Dans les derniers jours du mois d’août 1939, alors que la guerre n’avait pas encore commencé, le gouvernement français, avec à sa tête Edouard Daladier, ordonna l’arrestation de plusieurs milliers d’étrangers soupçonnés d’être membres ou sympathisants du parti communiste. C’est ainsi que, contre toute logique, débuta en France, au lieu d’une guerre contre le fascisme d’Hitler, une guerre contre les antifascistes. Au moment de la déclaration de guerre contre l’Allemagne hitlérienne,  le gouvernement français n’avait pas désigné les innombrables agents allemands qui traînaient dans Paris comme étant la « cinquième colonne », mais les communistes, ceux de l’intérieur du pays, mais aussi surtout les étrangers. (Citation : Bruno Frei : « Les hommes du Vernet » s.7)

 

Salzmann était parmi les 100  premiers communistes allemands qui, dans la nuit du vendredi 31 août au samedi 1er septembre 1939,  avaient été tirés de leur lit et arrêtés  sans mandat. La plupart d’entre eux, tout comme lui-même, avaient été tellement surpris  par cette arrestation, qu’ils n’avaient aucune  idée de ce qui les attendait  les premiers jours. Cependant, Salzmann se souvient des différentes stations : Prison de Fresnes, Prison de la Santé, Stade  Roland Garros. Il rapporta même plus tard, que, lors de son arrestation, un policier lui proposa, de s’engager dans  la légion étrangère. Salzmann rejeta de façon véhémente cette proposition : « Nous ne nous battrons pas en tant que mercenaire contre le peuple allemand ! » (Ce à quoi le policier répondit: « Tête carrée! »). Ce refus et sa justification  lui apportèrent cependant  un certain  avantage quelques années plus tard.

La Santé (Prison) – Vue détaillée (Source : Wikipedia.de)

Hugo Salzmann décrit son arrestation et les premiers temps de son incarcération à Paris:

 

Les arrestations et les incarcérations étaient juridiquement parlant des atteintes à la liberté  individuelle. Légalement, elles auraient dû être ordonnées par un juge ; mais ce n’était pas le cas. Chaque arrestation aurait dû se baser sur  une autorisation,  qui faisait défaut. À quoi cela pouvait-il servir aux personnes arrêtées ? Elles ne savaient rien des consignes – très vagues d’ailleurs -  encadrant cette procédure en général.
 
Base juridique de cette procédure en général – mais pas pour les arrestations en particulier – était le décret du gouvernement français du 12 novembre 1938. C’était une sorte de loi – un règlement général - non votée par le parlement mais promulguée par le gouvernement. C’était  devenu une mesure habituelle en France, pendant ces années-là, car le parlement s’était pratiquement retiré du législatif et en avait laissé le soin au gouvernement. 
Le décret du 12 novembre 1938 permettait aux autorités françaises  de soumettre les étrangers sans nationalité « représentant un danger pour la sécurité et l’ordre public » à des conditions de surveillance strictes.  En tant qu’ « étrangers indésirables », ils pouvaient être  internés dans des « centres ». Par un autre décret, du 21 janvier 1939, on érigea le centre spécial de rassemblement de Rieucros dans le sud de la France. Déjà la loi du 25 mars 1935, permettait aux préfets, lors de délits et de crimes contre la sécurité intérieure et extérieure du pays, d’ordonner des arrestations sans mandat. Avec le décret « Relatif aux interdictions de rapport avec l’ennemi » du 1er septembre 1939, on avait déclaré que les exilés germanophones étaient des ennemis de la France, et donc, en tant que tels, ils étaient plus rapidement susceptibles de menacer  la sécurité intérieure et extérieure du pays. C’est dans ce cadre juridiquement flou, sans coordination, et sans correspondance avec les personnes concernées, qu’étaient effectuées  les razzias et les arrestations. On ne se donnait même pas la peine d’informer les  détenus et les personnes arrêtées.
 
Pour les personnes arrêtées – ce qui était à prévoir – suivirent des jours monotones et uniformes. Afin de donner une structure à sa détention, Hugo Salzmann  tint un calendrier quotidien commençant le 1er septembre. A partir du 2 septembre, il compta les jours. De temps à autre il prenait quelques notes, dont nous ignorons aujourd’hui encore la signification.  Le fait qu’il continua de tenir ce calendrier jusqu’à la fin de l’année, prouve à quel point il considérait sa situation comme désespérée.

Calendrier d’Hugo Salzmann, qu’il avait 
réalisé lui-même (Source : privée)

Pendant ce temps, les pensées d’Hugo Salzmann allaient  à sa famille et en particulier à son fils Hugo,  entre temps âgé de 6 ans. Tous les jours, ou presque, il exprimait ses sentiments pour son fils, par de petits dessins simples qu’il lui destinait, mais qui jamais  ne lui sont parvenus. 

Dessins d’Hugo Salzmann à son fils – jamais reçus –de  septembre 1939 (Source : privée)

Au début, les Français savaient qu’ils  allaient arrêter ces personnes suspectes, mais pas ce qu’ils devaient en faire. Le ministère de l’intérieur mit deux bonnes semaines à établir un plan pour eux et pour les autres étrangers. Il fit part de ce plan le 17 septembre 1939 au président de la police parisienne et aux préfets des différents départements (comparable au président du gouvernement allemand). D’après ce plan, il fallait  rassembler tous les « étrangers représentant  un danger pour l’intérêt national et ceux  représentant un danger pour la sécurité publique » au camp du Vernet. Dans ce camp, situé tout au Sud de la France, devraient être déportés non seulement les étrangers arrêtés à Paris, mais aussi ceux arrêtés dans toute la France. Une circulaire de début octobre 1939, du ministère de l’Intérieur informe les préfets, que le camp du Vernet est ouvert depuis le 2 octobre et qu’ils peuvent  y envoyer les « étrangers suspects ou dangereux de leur département ».Décret du ministre de l’intérieur français du 17 septembre 1939

 Carte de la France  non-occupée avec les camps choisis, du Sud de la France

 

Déportation au camp du Vernet

 

Dans la nuit du 12 octobre 1939, les détenus du stade Roland Garros furent, par une pluie froide, et dans l’obscurité, embarqués dans des autobus et conduits dans une gare. Avec Hugo Salzmann, ils étaitent 600 hommes  à quitter la capitale française dans un train de marchandises : Parmi eux se trouvaient aussi : Siegfried  Raedel, Franz Dahlem, Philipp Daub, Heinz Renner, Paul Merker, Hans Eisler, Dr. Friedrich Wolf, Dr. Theo, Rudolf Leonhard, Fritz Grohs, Dr. Hans Altmann, Rudi Feistmann, Eric Jungmann, Bruno Frei, Friedrich Hey, Heiner Rauh  et beaucoup d’autres encore.

Les détenus n’avaient aucune idée de la destination qu’ils prenaient. Tout était possible à l’époque,  sans compter que la France n’était pas encore occupée par l’Allemagne hitlérienne. Bien que la France ait déclaré la guerre à l’Allemagne – tout comme la Grande-Bretagne -  le 3 septembre 1939,  après que celle-ci eut envahi la Pologne et par la même occasion déclenché la deuxième guerre mondiale le 1er septembre 1939, il n’y avait pas encore eu de conflits armés à l’ouest. Et il devait en rester ainsi pendant plusieurs mois.

Le camp du Vernet vers 1940 (Source : avec l’aimable autorisation de)

Selon un pacte d’alliance, la France s’était engagée à soutenir la Pologne.  Mais elle n’était pas prête à entrer dans un conflit armé, à cause de sa politique pacifique et de  son industrie d’armement sous-développée. C’est ainsi que  la France, tout comme la Grande-Bretagne restèrent passives et abandonnèrent la Pologne à son destin. D’un autre côté, la France se croyait à l’abri d’une attaque de l’Allemagne hitlérienne grâce à ses bunkers fortifiés  de la ligne Maginot.  Cette sorte de guerre inhabituelle, qui consistait à attendre, au fil des jours, une manœuvre de l’ennemi, fut bientôt appelée: la « drôle de guerre ».Le 13 octobre 1939, dans l’après-midi, se termina le voyage  des émigrés allemands,  dans une petite gare où on pouvait lire : « Le Vernet ». Un escadron de soldats les attendait, l’arme au côté. Néanmoins,  par un soleil rayonnant,  ils purent voir au loin la chaîne des Pyrénées ; car Le Vernet se trouvait au pied des Pyrénées françaises,  seulement à 50km de la frontière espagnole.  

Hugo Salzmann raconte sa détention au stade Roland Garros à Paris:


C’est en raison de sa situation proche de la frontière espagnole, que le camp du Vernet,  construit en 1918 pour les troupes coloniales sénégalaises, servit début 1939 de  rassemblement et de récupération des membres des Brigades internationales. Celles-ci avaient été vaincues par les  troupes de Franco durant la guerre civile pour la république espagnole et avaient dû fuir par les Pyrénées. Elles furent accueillies en France par la garde mobile, une section spéciale de la gendarmerie,  qui les désarma et les amena dans différents camps du sud – notamment au Vernet.

Plus tard, ces internements furent justifiés par un décret du 18 novembre 1939, qui complétait la « surveillance renforcée des étrangers indésirables » mentionnée vaguement dans le décret du 12 novembre 1938.  Selon une décision des préfets des autorités militaires, on forcerait les « individus représentant un danger pour la sécurité nationale » à quitter  leur domicile et on les conduirait dans des camps prévus par les ministères de la Défense, de la Guerre et de l’Intérieur. Par ailleurs, les conditions d’exécution prévoyaient avec ce décret, l’établissement d’une commission de triage ou de criblage, qui examinerait les cas un par un.

 

Au camp du Vernet

 

Dans toute la France, il y eut au moins 102 camps d’internement, dont trois furent  qualifiés de « camps de concentration ». L’un d’entre eux était Le Vernet.
La route y menant se terminait par une porte en bois. En haut d’un  mât flottait le drapeau tricolore. Devant,  il y avait une guérite construite aux couleurs de la république. Sur la pièce centrale de la porte en bois, en forme d’arc, on pouvait lire en lettres majuscules : CAMP VERNET, ARIÈGE. 

 Entrée du camp : Le Vernet s/Ariège (Source : avec l’aimable autorisation de)

Le camp du Vernet s’étendait sur environ  huit hectares. De loin on ne pouvait voir qu’un entremêlement de barbelés ; trois lignes de barbelés et des fossés parallèles sécurisaient le camp. Le sol était aride ; en cas de sécheresse, il était rugueux et poussiéreux, lorsqu’il faisait froid il était dur et rocailleux ; en cas de pluie, on s’enfonçait dans la boue jusqu’aux chevilles.
Le camp comptait trois sections – nommés quartiers : A, B et C.

Le complexe se composait de baraques en bois et en briques. Dans la section A et B il y avait des baraques en ciment. Dans un premier temps, on manquait de fenêtres, d’éclairage électrique et de poêles. À droite et à gauche de l’allée centrale,  se trouvaient de simples planches assemblées en lits à étages pour dormir. Dans une baraque on comptait de 180 à 200 hommes. Dans le camp régnait la misère et le besoin mais -contrairement  aux camps allemands –  il n’y avait ni brutalités, ni violences. Quand on mourrait au  Vernet  – car on y mourrait aussi –  on mourrait de malnutrition, du manque d’hygiène et du manque d’accès aux soins.

Récit d’Hugo Salzmann, à propos de son internement au camp du Vernet s/Ariège:

Tout le camp est entouré d’une large bande de barbelés serrés. Les quartiers A, B et C sont également entourés de barbelés qui les séparent les uns des autres. A l’extérieur, des miradors gardés par des gardes mobiles, armés de fusils, qui patrouillent autour du camp. Ces équipes de gardes mobiles sont recrutées parmi les hommes ayant servi au moins 5 ans dans les colonies et dont l’obéissance absolue aux ordres est assurée. 

Le « deuxième bureau » examine de nouveau chaque interné. Les inspecteurs décident, selon les dossiers fournis par les préfectures de police,  de l’internement aux quartiers A, B ou C. Tout le monde a la tête rasée.

Les criminels ou ceux ainsi désignés, vont au quartier A. Les antifascistes peuvent en faire partie. C’est l’ « inspecteur » qui décide. Au quartier B, se retrouvent les engagés politiques actifs, les antifascistes dangereux, surtout  les républicains espagnols, les membres des brigades internationales venant de Hongrie, de Pologne, de Yougoslavie, de nombreux amis allemands, autrichiens, hollandais, luxembourgeois, italiens, belges, juifs, roumains, ainsi qu’un groupe de gardes blancs, officiers russes du Tsar. En France, ils étaient chauffeurs, avaient de petits commerces, étaient membres de chœurs de Cosaques. La plupart furent conduits à la baraque no 8. L’ancien garde blanc ayant le plus d’influence, était désigné comme chef de baraque.

Dans la baraque no 8, on essaya d’utiliser ces anciens gardes blancs contre les communistes et les combattants d’Espagne de toutes nationalités. Mais ceux-ci, en colère en raison de leur internement, refusèrent de jouer le jeu.

Dans le quartier C, on retrouve des centaines de républicains espagnols, et des combattants des brigades internationales. Des recherches du « deuxième bureau » informent : Appartenance à quel parti, quel groupe de résistance, quelles fonctions, activités, quelles étaient les fonctions militaires dont ils étaient chargés. Les hommes du quartier C étaient de courageux camarades.

Au début, tous étaient contraints de travailler. Bientôt cependant, les hommes du quartier B obtinrent de ne travailler que s’ils le voulaient. L’approvisionnement du quartier B s’effectuait de façon uniforme (par exemple pendant certaines semaines seulement du chou, ou bien des betteraves, ou encore des topinambours, et ainsi de suite) Vu cette insuffisance alimentaire, les maladies se multipliaient anormalement. La faim régnait dans les baraques et en conséquence, la misère et les maladies, surtout  l’hiver. Beaucoup maigrissaient, en moyenne perdaient de 20 à 25% de leur poids dans les  6 premiers  mois.  Beaucoup avaient des œdèmes aux membres et au visage, accompagnés de vomissement et de troubles de fonctionnement du foie. Des inflammations de l’estomac et des intestins étaient aussi fréquentes, qui selon des témoignages étaient des dysenteries.

 

Récit d’Hugo Salzmann à propos de la vie quotidienne au camp:

La « vie » au camp est monotone. Barbelés. Misérables baraques en bois. Dans le quartier B, des baraques en ciment, restes de la 1ière guerre mondiale. Entre les baraques, des espèces d’auges en bois de plusieurs mètres de long. Au-dessus, un tuyau d’eau percé, alimenté à certaines heures  par l’eau glaciale de l’Ariège (rivière des Pyrénées). La plupart des « internés » ne possèdent que ce qu’ils ont sur le dos. Les républicains espagnols, les combattants des brigades internationales portent leurs uniformes usés. Ni  lessive ni savon, rien pour désinfecter. Nous dormons sur des bottes de paille- La paille usée part en petits morceaux,  se change en poussière, et fait tousser. La nuit, les rats et les souris nous courent dessus. Les souris font leurs nids dans la paille. Les « lits » grouillent de millions de puces. D’énormes puces, grosses comme des têtes d’allumettes. On les trouve par centaines au matin dans les couvertures. Dans les interstices des planches, logent les punaises. On cherche les poux de toutes sortes, les morpions. 

Dans les auges, il n’y a que de l’eau froide, stagnante, pour se laver. Les habits restent à tremper des jours entiers dans les auges, dans l’espoir de noyer les poux. Mais ils sont coriaces, certains vont même se loger  sous la peau. Les lentes sont indestructibles. Elles reprennent vie, dès que le linge est sec. Elles sont porteuses de maladies graves. 
Et en plus, la faim. Les rations alimentaires sont réduites de plus en plus. Depuis des mois : la même chose. A midi, un morceau de poisson salé, accompagné d’une soupe de « Karawansen » ou pois espagnols. C'est-à-dire des boules jaunes enrobant des petits scarabées bleus argentés. – Ancienne nourriture à cochons – Et la soupe ? De quoi se compose-t-elle ? D’eau et de ces « Karawansen » qui, bien que cuit, restent très durs. En surface, flotte une épaisse couche de scarabées bleus. Plus tard, le poisson disparut pour faire place aux topinambours, utilisés normalement pour la production d’ alcool ou comme nourriture à cochons. La faim nous tenait ; mais le pire, c’était les pensées qui nous préoccupaient. Pas des nouvelles des femmes et des enfants. Est-ce-que les femmes sont arrêtées elles aussi ? Où sont-elles maintenant ? Interdiction de courrier

On discute de tout et de rien : de la guerre, de la paix, de la vie, de la mort, des punaises, des rats, des poux et des puces. 

On est debout devant  les « lits », ou on est allongé dessus. Les hommes sont très sérieux. Certains ont déjà des rides profondes. Les soucis, l’incertitude. Et tous savent, cela ne va que s’empirer. L’atmosphère est lourde.


Les hommes du Vernet avaient déjà beaucoup enduré et leur avenir était incertain. Pourtant, ils n’étaient pas complètement seuls et tombés dans l’oubli. Un député socialiste rendit leur situation publique par le discours parlementaire suivant :

Discours de Marius Moutet député socialiste:

« Des milliers de personnes ont été arrêtées. (…) Sans mandat d’arrêt, sans accusation, sans même qu’un juge n’ait été chargé d’affaire. Pendant des semaines cette procédure arbitraire sans pareille régna, jusqu’au jour où une grande partie des détenus fut livrés dans des « camps de concentration de suspects » : Roland Garros à Paris, Rieucros en Lozère pour les femmes et Le Vernet en Ariège pour les hommes. (…) Il est absolument nécessaire d’informer ces étrangers sur leur situation juridique. Une grande partie de ces personnes quitte le camp d’internement pour rejoindre les rangs de l’armée française au camp Sathony. (…) Quelle est la situation juridique des personnes livrées aux camps, sont-elles considérées comme des « internés » ou  comme des « rassemblés ? » (…) Dans quelle situation juridique se trouvent les personnes qu’Hitler a privées de leur nationalité allemande ? Que pouvons-nous faire pour elles, pour  leurs femmes et leurs enfants qui sont restés sans moyens et sans aide ? (…) Il est inadmissible que ces personnes ayant échappé aux camps en Allemagne, soient internées dans d’autres camps français. Cela serait cruel et trop injuste. Ces personnes doivent être libérées immédiatement. »

 

Malgré l’insistance de l’appel, le succès fut minime. Dès le début décembre 1939, des « commissions de supervision » entrèrent en action dans différents camps. Elles devaient  signaler les émigrés non-suspects et veiller à leur libération. Les communistes allemands ne purent guère en profiter. Au contraire, cela mettait de l’agitation dans le camp, tout comme la libération de certains internés, qui avaient reçu l’autorisation d’émigrer dans un autre pays.

Les rapports dans le camp changeaient continuellement. Le but de la direction du camp restait le même : calme et discipline devaient régner. Pour cela, il y avait deux  méthodes : une méthode dure et stricte basée  sur des interdictions,  et une méthode plus douce, autorisant quelques compromis et permettant un certain espoir. Quelle méthode était utilisée dépendait des commandants de camp qui changeaient souvent, et de la situation politique générale.

Hugo Salzmann décrit le 1ier mai 1940au camp du Vernet:

 

D’un côté, certaines personnes internées furent libérées dès le  début de 1940, d’un autre côté les visites de proches furent interdites, la correspondance limitée ou même supprimée temporairement. Le 10 mai 1940, la « drôle de guerre » prit fin avec l’attaque de la Wehrmacht allemande sur le front ouest.  Hitler réussit son coup dans les Ardennes. En raison de l’altitude, les Français n’y avaient pas placé de  défenses particulières. Effectivement, la France perdit la guerre cinq jours après l’offensive allemande, six semaines plus tard la défaite était scellée. Le 14 juin1940, la Wehrmacht entra dans Paris. Une semaine plus tard, le gouvernement français nouvellement formé sous le maréchal Pétain dût accepter l’armistice et ses conditions. La France était divisée en deux Zones ; une zone au nord délimitée par la ligne Genève-Dôle-Châlons-sur-Saône-Moulins-Bourges-Langon-Mont de Marsan (elle était sous les ordres du commandant en chef militaire allemand à Paris) et une zone au sud, appelée zone libre, dépendante du gouvernement du maréchal Pétain depuis Vichy.

La situation s’aggrave

Le gouvernement précédent avait fui la guerre. Il n’était pas le seul. Toute le France ou presque était sur la route de l’exil. Beaucoup de femmes dont les maris se trouvaient au Vernet, atteignirent les portes du camp du Vernet avec leurs enfants, et tentèrent d’entrer en contact avec eux à travers les barbelés. En général, elles furent refoulées par le poste de garde, sur ordre de la direction du camp. 

Après l’occupation de la France, les informations qui parvenaient aux internés, étaient très inquiétantes. Surtout celles concernant l’article 19 de l’armistice, selon lequel, le gouvernement français était tenu de livrer aux troupes allemandes, tous les prisonniers allemands. 

Carte de la France occupée, avec certains camps du sud de la France

Art. 19 du traité d’armistice:

„Tous les prisonniers,  militaires et civils, y compris les  criminels   en état d’arrestation, détenus sur le territoire français, condamnés en raison de leur activité pour le Reich allemand, sont à remettre immédiatement aux troupes allemandes. Le gouvernement français est tenu de livrer,  sur demande du gouvernement allemand,  toute personne allemande désignée par lui, et  se trouvant en France ou dans  les territoires occupés par elle,  les colonies, les protectorats ou les mandats. Le gouvernement français  est tenu d’empêcher le transfert de prisonniers militaires  et civils allemands  dans des territoires occupés par la France  ou à l’étranger. Les prisonniers résidant déjà à l’étranger,  ainsi que les  malades intransportables et les prisonniers de guerre allemands blessés doivent figurer sur une liste portant leurs noms et le lieu où ils se trouvent  L’Etat-major allemand est chargé de la surveillance des malades et des prisonniers de guerre allemands blessés. » 

 

Un danger permanent menaçait donc les émigrés allemands internés au camp du Vernet. Ils pouvaient  être livrés à tout moment aux autorités allemandes, donc à la Gestapo. Ils étaient en  danger de mort. 

L’exécution du traité d’armistice était réglée et surveillée  par le comité d’armistice (WAKO) de Wiesbaden. Le WAKO formait une sous-commission chargée des prisonniers de guerre allemands et pour les civils internés. Celle-ci avait pour but, de ramener, en collaboration étroite avec le ministère des affaires étrangères de Berlin, les prisonniers civils ainsi que tout ressortissant  allemand se trouvant sur le territoire français. C’est pourquoi les internés allemands du camp du Vernet étaient très inquiets.

Du 27 juillet au 30 août 1940, cette commission alla dans  les camps, les prisons et les hôpitaux de la zone non-occupée. Pendant deux jours elle visita le camp du Vernet. Officiellement, elle devait vérifier, que les autorités françaises se pliaient aux exigences de l’article 19 du traité d’armistice : « libérer et rapatrier les détenus civils allemands,  ceux ayant commis des délits en faveur de l’Allemagne, et les répertorier dans des listes.

La composition de cette commission laissait entrevoir que son mandat ne s’arrêtait pas là. Outre son directeur, Ernst kundt du conseil des ministres des affaires étrangères allemand - d’où le nom de « commission Kundt »  –, on y trouvait encore  entre autre 3 représentants de la Gestapo, service principal de sécurité du Reich, et 2 représentants du haut commandement de la Wehrmacht. Surtout ceux de la Gestapo profitèrent de l’occasion pour obtenir des informations détaillées sur les activités antérieures de chaque interné. D’autre part, ils avaient la charge de trouver les « bons éléments » du Reich, internés dans les camps français et faire en sorte qu’ils rentrent au pays.  Même les internés politiques avaient  droit à « une seconde chance » et redevenir des « allemands acceptables ». Pour cela ils devaient d’abord aller en « rééducation » dans un camp de concentration allemand. 

Pour les communistes allemands, pas question de rentrer volontairement en Allemagne. Malgré les promesses des représentants de la Gestapo, ils n’étaient pas dupes. Hugo Salzmann non plus ne désirait pas retourner en Allemagne dans ces conditions.

En août 1940, Hugo Salzmann reçut une des rares lettres de sa femme Julianna. Dans celle-ci, elle décrivait sa condition désespérée dans un Paris hostile et lui faisait part de sa décision, de tout faire pour remettre leur fils Hugo à la garde de sa sœur Ernestine à Stainz, dans le Steiermark.

Même après le passage de la « Commission Kundt » la vie – tout comme la mort- des hommes internés au camp du Vernet continuait.  Les inquiétudes et la détresse constituaient leur quotidien. Surtout le manque de nourriture apportait des souffrances constantes. Hugo Salzmann parla souvent plus tard, de ce que lui et d’autres avec lui endurèrent de souffrances. 

Récit d’Hugo Salzmann:

La même chose dans toutes les baraques. La nourriture, toujours la même. Un peu de pain, une soupe de topinambours nauséabonde. Des tubercules gelés, pourris. Ni sel, ni graisse, ni oignons… rien que de l’eau. Des topinambours produisant des gaz. Du pain, rond, dans lequel des rats avaient creusé de profondes galeries, parfois même complètement traversé par celles-ci et souillé de sang de rat.

L’événement le plus important de la journée : la distribution du pain. Chaque interné avait droit à 150 g de pain par jour – sans sang de rat -. Six à huit internés se partageaient un pain rond. Un camarade prenait le pain. Il avait une balance. Un morceau de bois avec un petit crochet au milieu et aux extrémités un morceau de boîte en fer-blanc accroché à un fil. Six à huit paires d’yeux observaient la balance. Chaque morceau devait peser exactement pareil, chaque gramme comptait. C’est la faim qui observait.

Les gardes mobiles patrouillent  dans les « réserves » et assomment les rats entre les pains à coup de matraques. Le ravitaillement n’arrive pas. Le bois de chauffage est rationné. Les poêles restent froids dans les baraques, faute de bois pour se chauffer.

Les combattants de la guerre d’Espagne, courageux, et les camarades, se plaignent auprès du commandant du camp de la mauvaise qualité de la nourriture, cette nourriture à cochons. A la suite de quoi, ce dernier inspecte les baraques, avec arrogance et dédain, accompagné de 2 gardes mobiles et suivi de son grand chien, un berger allemand, gros et gras. Ce capitaine haïssait les résistants, et collaborait avec le gouvernement de Vichy et avec la Gestapo. Sa promesse « sur l’honneur », de ne pas livrer de résistants allemands, n’ètait qu’un mensonge. Il était plus attentif à son chien trop bien nourri, qu’aux détenus affamés.Les anciens combattants de la guerre d’Espagne organisèrent la résistance contre la faim et le comportement du commandant du camp. A leur tête se trouvaient les communistes Franz Dahlem, Siegfried Raedel, Philip Daub, ainsi que d’autres camarades allemands. Avec des représentants du camp, italiens, yougoslaves, polonais, autrichiens, espagnols et hongrois, ils cherchèrent comment faire face à la faim dans tout le camp. Une révolte d’affamés contre les gardes mobiles armés et le commandant du camp !

 

Les internés discutèrent : oui, une meilleure alimentation, plus de pain, des choux, du bois pour la cuisine et les baraques. La revendication prenait. Tous avaient faim, tous avaient  froid.

Les gardes mobiles se rendaient compte du climat qui régnait parmi les affamés. Ils avaient aussi leurs mouchards, leurs agents à l’intérieur du camp qui étaient connus des internés. Les regards avides d’envie que les prisonniers jetaient au chien trop bien nourri, n’échappaient pas au capitaine. La faim était tenace.

La maladie et surtout le typhus se répandait. La baraque en bois servant d’infirmerie était pleine à craquer. Il n’y avait pas de médecin. Un technicien dentaire en faisait office. Ses malades étaient destinés à la mort. Il récupérait les restants de pain des morts et les faisaient passer à ses camarades dans le camp.

Tous les jours, des détenus mourraient de faim. Tous les matins, la colonne des latrines – deux fois deux hommes en rang de huit – trainaient les seaux remplis à ras-bord jusqu’à l’Ariège pour les vider. Certains réussissaient  à attraper des serpents ou des rats qu’ils faisaient cuire ensuite dans des boîtes de conserves. Les cas de typhus augmentaient rapidement.

Pour les convaincus politiques, la consigne était de ne manger ni rats, ni serpents, malgré la faim tenaillante.

Le pire était les hivers, car le froid et la neige aggravaient encore la situation déjà misérable des conditions de vie. De temps à autres, un interné mourrait de froid. Pour Hugo Salzmann, l’hiver 1940/1941 était le deuxième hiver difficile qu’il affrontait au camp du Vernet.  Un court récit d’Hugo Salzmann donne un aperçu de la situation.

Récit d’Hugo Salzmann – L’hiver de 1940:

Hiver 1940. Un froid glacial. Tempête de neige depuis des jours. Des planches disloquées par la tempête, cognent contre les murs des baraques en bois. La neige et le froid pénètrent à travers les espaces jusqu’aux lits des détenus. Ils sont là, couchés, enroulés dans leurs habits, leurs manteaux et leurs couvertures ; ils dorment ou restent éveillés sur leurs sacs de paille poussiéreux. D’autres vont et viennent d’un bout à l’autre de l’étroite allée centrale sans arrêt, pendant des heures. Ils marchent lentement, comme pour un enterrement. Pas à pas ; surtout ne pas trébucher sur un caillou ! Mais l’allée étroite est nickel ! D’autres encore effectuent leur va et vient au pas de courses. S’arrêtent brusquement, se retournent, regardent la seule source de lumière faiblarde au milieu de la baraque, rentrent la tête, et reprennent leur course incessante.

Mais où courir ?  Les barbelés – la tempête de neige – les gardes mobiles – les miradors – les fusils – le froid – la faim.

Tous les jours l’appel – le hissement de drapeau – la colonne des latrines – la faim – le froid.

 

La « colonne des latrines » au Vernet -Illustration dans la succession d’Hugo Salzmann

Un  jour, au printemps 1941, Hugo Salzmann apprit que son fils était arrivé, grâce à un transport de la Croix Rouge chez sa belle-sœur Ernestine Fuchs, à Stainz, en Steiermark. Salzmann prit contact avec son fils et sa belle-sœur Ernestine en Autriche. Le destin de sa femme Julianna lui restait inconnu. C’est pourquoi il écrit à la fin de sa lettre à son fils : « Je ne sais pas où est ta maman chérie. Le sais-tu, mon petit Hugo ? Si oui, envoie-lui plein de baisers de ton papa. » La deuxième partie de sa lettre s’adressait à sa belle-sœur Ernestine et à son beau-frère. Il écrit :

Lettre d’Hugo Salzmann du « printemps 1941 » à sa belle-sœur Ernestine et à son beau-frère à Stainz, en Autriche :

Cher belle-sœur, cher beau-frère,
Je vous remercie du fond du cœur d’avoir pris en charge notre garçon. Outre ma chère Julerl et moi-même, beaucoup d’autres personnes bonnes, nobles et généreuses se sont occupées du petit Hugo. Julerl (bien que je ne sache où elle se trouve) et moi-même, ainsi que beaucoup d’autres encore, sont rassurés de le savoir en de si bonnes mains. Quant à moi, Ernestine, je ne tarderai pas à partir pour un long voyage. J’espère de tout cœur et désire ardemment, que nous soyons bientôt réunis, ma chère Julianna, petit Hugo et moi bientôt. Oui, je dis « bientôt ». Encore une fois, mille baisers pour mon fils - Continuez de bien vous porter tous – gratitude infinie.  Donnez le bonjour à ma Julerl – Sincèrement à vous –
Je vous envoie un petit cœur pour petit Hugo.
Votre beau frère
 Hugo

 

Beaucoup d’internés espéraient  accéder à la citoyenneté soviétique et, grâce à leur passeport, rejoindre l’URSS en passant par le Portugal, les USA et le Japon. Cette possibilité se présenta lors d’un premier transport le 18 mars 1941 à 200 nouveaux citoyens soviétiques, parmi eux l’écrivain et médecin Friedrich Wolf. Pour Hugo Salzmann, la question ne se posait pas.

Une autre possibilité d’échapper au camp du Vernet, était d’obtenir un visa dans un pays d’accueil. De temps à autres des petits groupes y parvenaient, qui étaient alors transférés au camp d’émigration des Milles, situé près de Marseille et de là émigraient principalement au Mexique. C’était manifestement la solution que recherchait Hugo Salzmann. Il avait fait une demande de permis d’émigration auprès du consulat du Mexique à Marseille et l’avait même obtenu quelques mois plus tard. Mais il abandonna l’idée lorsqu’il apprit que Julianna et son fils pourraient retourner en Allemagne et qu’ils pensaient le faire.

Livré à l’Allemagne hitlérienne

L’attaque du 22 juin 1941, de l’Allemagne hitlérienne contre l’Union Soviétique, apporta un changement radical de la situation en France, ainsi qu’au camp du Vernet. Pour le camp du Vernet, cela signifiait surtout que la Gestapo augmentait sa pression sur le ministère de l’intérieur du gouvernement de Vichy, concernant les extraditions. Vichy ne put y résister longtemps. C’est ainsi que le 25 septembre 41, la police nationale de Vichy envoya une lettre aux préfets du Tarn, qui concernait aussi Hugo Salzmann, et dans laquelle on pouvait lire : «Ces individus feront l’objet d’une surveillance très stricte pour éviter toute évasion. Tout contact avec l’extérieur leur sera interdit ainsi que toute visite et toute correspondance. » C’était souvent la dernière étape avant l’extradition aux autorités allemandes.

Hugo Salzmann fut un des premiers à quitter Le Vernet début novembre 1941. À ce moment, la plupart des communistes connus étaient encore dans le camp. Il fit ses adieux, il ne reverra jamais certains d’entre eux. 

Récit d’Hugo Salzmann, lors de ses adieux au Vernet:

« Je pense à l’inoubliable Siegfried Raedel lors des adieux au Vernet. Ce grand sentiment humain, touchant ses compagnons fidèles les plus simples. Il me prit dans ses bras, me serra contre son cœur et m’embrassa sur les deux joues. Il me regarda dans les yeux, d’un regard profond et sérieux. « Hugo, tu connais le chemin que tu vas devoir prendre. Mais je sais que tu es solide.  Un chemin difficile, Hugo, mon cher Hugo. » Cette poignée de main, cette accolade, ses yeux confiants des combattants des années 20. Ses yeux s’embuèrent, il se détourna. Et là – Franz Dahlem, qui regarde ces adieux calmement. Extérieurement, il est impassible, ne montre aucune émotion. « Tu sais bien, c’est notre chemin. Combattre le fascisme, Hitler et ses généraux. Par toutes ses victimes, Hitler va perdre sa guerre de rapace. Camarade, tu le sais bien. Courage ! »

 

Une poignée de main, un serment sans parole.

Puis on amena Salzmann à Castres. Castres était un camp  annexe au camp de St. Sulpice dans le département  du Tarn. Derrière se trouvait la prison de Castres, connue sous le nom de « baraque 21 » du camp  de St. Sulpice. Dans cette prison furent incarcérés dans le courant de l’année 1941les plus importants fonctionnaires du KPD, Hugo Salzmann également. Des personnes renommées telles que Franz Dahlem, Siegfried Raedel, Heinrich Rau et le communiste italien Luigi Longo suivirent quelques jours plus tard.  

Prison de Castres. Entrée latérale