Chapitre 10: Années suivantes et décès à Bad Kreuznach

 

Changement d’orientation nécessaire

 

Lors des années qui suivirent, Hugo Salzmann se sentit de plus en plus seul. Il avait peu à peu perdu beaucoup de ce qui lui était cher. Sa femme Julianna était morte au camp de concentration pour femmes de Ravensbrück. Il avait  perdu son fils Hugo, qui avait émigré en RDA. Il avait aussi perdu – momentanément – sa place de secrétaire du syndicat, par un licenciement sans préavis. Il avait perdu son siège de député municipal et de circonscription en raison de mauvais résultats électoraux et par l’interdiction du KPD. Il avait perdu sa patrie politique également avec l’interdiction du parti communiste. Il avait perdu le contact avec l’un ou l’autre de ses camarades du temps de son exil. Et sa relation avec sa famille d’origine de Bad Kreuznach et des environs, n’était pas bonne non plus, et en grande partie détruite.

Mais d’un autre côté, il avait fondé une nouvelle famille : avec sa femme Maria et leur fille Julianna. De plus il était encore secrétaire du syndicat. Et puis, il était toujours en relation avec ses camarades, ses anciens collègues du conseil municipal, ses amis et ce, en partie depuis des années.
Pourtant, sa vie s’était appauvrie et était devenue plus « privée ».  Il avait à peine soixante ans. Le grand engagement dont il avait fait preuve, qui l’avait motivé et encouragé à l’action pendant des décennies, n’avait plus le même effet qu’avant. S’il ne voulait pas que tout retombe « en friche », il lui fallait trouver d’autres champs d’action. Cela lui permettrait  de surmonter ses déceptions et ses pertes, et de retrouver le respect et la reconnaissance ; des valeurs qui lui étaient chères.
Comme les années précédentes, il s’investit pour les orphelins et pour des œuvres sociales. Il renouait avec le destin de leurs parents sous le régime nazi – en quelque sorte en réparation – et avec les bonnes relations de l’époque – en quelque sorte en remerciement. Avec les Bambini de Biancotto, il entretint une relation particulière pendant des années.

Orphelins de Biancotto en visite chez Hugo Salzmann à Bad Kreuznach. Hugo est au dernier rang, au milieu,
à droite de lui se trouve Lore Wolf. Milieu des années cinquante 

(Source : privée)

 

Article dans le journal italien « patria indipendente » (1956)
concernant Hugo Salzmann et l’aide qu’il apportait aux orphelins de Biancotto près de Venise.

Visite de l’ancien résistant Alfredo Bertoli de Venise, ancien commandant partisan de la
« division Garibaldi Venecia », à Hugo Salzmann ; 

tous deux lors d’une excursion sur le Rhin, vers 1958 (Source : privée)

Hugo Salzmann maintenait également ses relations de Bad Kreuznach et des environs. L’union des syndicats et ses membres lui étaient chers. Il était membre du syndicat depuis 1918, il était devenu entretemps et il l’était toujours, secrétaire de la protection  juridique de l’union syndicale (DGB)

Hommage aux anciens du syndicat de la métallurgie (IG-Metall)
pour leurs anniversaires d’ancienneté : Bad Kreuznach 1963 (Source : privée)

À la fin des années 50, Hugo Salzmann revint à ses sculptures du camp de concentration du Vernet, presque vingt ans plus tard. Cette occupation lui avait fourni une distraction, lui avait donné un sens et un but  et lui avait permis un contact avec l’extérieur. C’est  pour les mêmes raisons qu’il s’y remit ; mais dans de tout autres circonstances, avec de tout autres outils et avec un tout autre matériau. L’effet fut pourtant semblable à celui du Vernet.

 

La relation difficile avec son fils

 

L’image d’Hugo Salzmann s’assombrit,  lorsque l’on pense qu’il n’est pas allé une seule fois voir son fils lors d’une de ses visites en RDA, alors que son fils y était déjà depuis quelques années.
Pourtant ce dernier aurait bien eu besoin du soutien de son père. Tout comme à  Bad Kreuznach, les premiers temps en RDA furent difficiles pour lui. Le jeune Hugo pensait qu’en la personne de Franz Dahlem, le compagnon de son père du camp de concentration du Vernet, il aurait un porte-parole. Malheureusement après le procès Slánský, Dahlem était tombé en disgrâce et avait été démis de toutes ses fonctions au sein du parti et de l’administration. Il était même maintenant dangereux de se  référer à lui et d’être éventuellement impliqué dans cette affaire. C’est pour cette raison que ses camarades de la FDJ se détournèrent d’Hugo Salzmann et l’évitèrent. Hugo junior ne se rendit compte de son erreur qu’assez tard.

Hugo junior chercha alors à renouer avec son père. Il s’efforça de garder le contact avec lui, avec sa nouvelle épouse Maria et leur fille Julianna.

Hugo Salzmann junior, 1955 
(Source : privée)

Entretemps, Franz Dahlem – contrairement à Paul Merker – avait été réhabilité. Il ne pesait donc plus d’ombre sur le jeune Hugo. Maintenant aussi en RDA, on l’avait reconnu comme victime du fascisme, et il était devenu membre du SED. Selon son souhait, on l’avait envoyé à Halle sur la Saale, dans une faculté pour ouvriers et paysans, où il voulait préparer son bac. Il n’en arriva  jamais jusque là. Lors d’un bal masqué, il rencontra l’étudiante Herta (« Hertl ») dont il tomba amoureux.

Tous deux « jetèrent leurs projets d’avenir au panier », se marièrent en 1957, et fondèrent un foyer. Un peu plus tard, en juillet 1959, leur premier fils Peter vint au monde.

Mais ce nouveau changement dans la vie familiale de son fils n’améliora pas la relation père-fils.

Photo de mariage du jeune Hugo avec sa femme Herta (« Hertl ») en 1957
(Source : privée)

 

Fuite du fils en Autriche et rupture de son père avec lui.

 

À cette époque, Hugo junior était pratiquement isolé. Cette situation difficile s’aggrava encore après 1961. Il essayait depuis de quitter la RDA pour des vacances. - en vain -. Il voulait simplement « sortir » et aller voir sa tante Ernestine en Steiermark, chez qui il avait vécu quelques années, et qui l’avait élevé à la place de sa mère. Il voulait également offrir à son fils Peter, infirme moteur cérébral depuis sa naissance, une vie à la campagne plus saine, d’où il serait possible d’atteindre des régions plus clémentes encore, telle que la Méditerranée par exemple. On ne sait pas dans quelle mesure il avait à ce moment là eu l’intention de quitter la RDA pour toujours, où il avait pourtant choisi de vivre.

C’est le mouvement d’exode, de la RDA vers l’Ouest, qui s’amplifiait, qui était la cause des difficultés rencontrées. Beaucoup, et en particulier les jeunes et les travailleurs qualifiés, quittaient le pays, passaient à Berlin Ouest pour émigrer en RFA. La RDA risquait d’être saignée à blanc.

Pour enrayer cet exode, les dirigeants de la RDA firent construire un mur à Berlin le long du secteur-Ouest, et fortifièrent la frontière avec la RFA.

 Le mur de Berlin à la porte de Brandebourg à Berlin 
(Source : archives nationales)

Ses mesures de sécurité et de contrôle renforcé furent expliquées par la nécessité de mettre fin au «  revanchisme et au militarisme » des Allemands de l’Ouest, de contrecarrer les plans systématiques de « guerre civile » du gouvernement d’Adenauer, les « campagnes ennemies », le « racolage », l’ « esclavage », et les «opérations de diversion ».

À la vérité, ce rempart antifasciste contrecarrait surtout les projets d’avenir de nombreux Allemands vivant en RDA. Également ceux d’Hugo Salzmann junior. En tant que citoyen de l’Ouest, il aurait peut-être réussi à partir en vacances à l’Ouest, mais sa femme et son fils auraient été obligés de rester en RDA, comme « garants » de son retour. Il est bien évident, qu’Hugo Salzmann ne pouvait accepter cette solution, car elle l’aurait séparé de sa famille.

C’est ainsi qu’Hugo Salzmann dût rester plusieurs années encore en RDA.

Finalement à sa demande, son père intervint pour lui auprès de son ancien camarade Franz Dahlem, qui entretemps avait été réhabilité, qui à son tour,  fit en sorte que la famille puisse obtenir des passeports.
Comme on pouvait presque s’y attendre, Hugo junior partit avec sa famille chez sa tante Ernestine en Steiermark, et comme il l’avait prévu dès le départ, il ne retourna pas en RDA. C’est Ernestine qui, le 23 septembre 1965, écrivit la nouvelle à Hugo Salzmann.

Lettre d’Ernestine à Hugo Salzmann du 23 septembre 1965:

…Hugo est ici depuis quelques jours ici avec sa famille … Peter est malade- Les médecins conseillent un séjour permanent à la campagne. Pour Peter, il est également important qu’il puisse aller dans le sud, à la mer, pour que son mal guérisse plus vite. C’est pourquoi Hugo a pris la décision de venir chez moi et d’y rester. La famille peut rester ici, je m’occupe de Peter pendant qu’Hertl et Hugo vont travailler en ville. Mon cher beau-frère, ma chère Maria et chère Julianna, j’espère que vous pouvez comprendre la situation, étant donné que ces dernières années, les visites dans les familles sont devenues de plus en plus difficiles, pour ne pas dire impossibles.

 

Ernestine et Hugo savaient très bien, pourquoi c’était elle et non lui qui  avait annoncé la nouvelle. La réaction qui s’en suivit fut  assez particulière. Cela commença par la forme. La réponse, d’ordre privé, Hugo Salzmann ne l’envoya pas en son nom et de son adresse personnelle. Il utilisa le papier officiel de l’union des syndicats allemands – Nahe Hunsrück – Comportant numéro de téléphone et  coordonnées bancaires. Sous la rubrique pré imprimée : Référence, il écrivit : lettre du 23. Sept. 65. Puis, sans s’adresser ni à sa belle sœur, ni à son fils, il écrivit :

Réponse d’Hugo Salzmann senior, du 30 septembre 1965 a sa belle sœur Ernestine :

« La nouvelle citée en référence ne m’a pas totalement surpris. Pourtant ce fut pour moi comme un coup de massue. J’ai suivi le conseil de ma femme Maria, et j’ai attendu une nuit avant de répondre. 
Tout au long de ma vie, j’ai toujours essayé d’agir en accord avec ma conscience.
Je constate que je ne me suis pas trompé en ce qui concerne mon fils Hugo, son inconséquence dans la vie, et son caractère inconséquent.
S’il ose faire ce pas avec sa femme, alors c’est une trahison envers son père et sa mère. Il en est de même pour sa femme.
Tromper de la sorte la confiance de son père, qui à sa demande est intervenu auprès de ses amis les plus chers, s’est porté garant de lui pour obtenir la permission de voyager, serait une perfidie sans pareille, un abus de confiance des plus graves qu’un fils puisse faire à son père.
Il n’y a aucune excuse. S’il ose continuer sa tromperie – et je ne le fais pas avec légèreté – je coupe les ponts définitivement.
La vie est difficile ; mais on peut la porter, quand le caractère est droit.

Puis venait la signature  « Hugo Salzmann »

 

Voilà, c’était tout. Pas de formule d’adieu, pas de parole adoucissante, rien.

Même si on  relit cette lettre plusieurs fois, on se demande comment Hugo Salzmann a pu blesser son fils à ce point. Qu’avait-il donc fait ? 

Il n’avait jamais pu s’adapter dans cette « autre » Allemagne, et ses promesses de propagande. Pour lui, c’était un échec après les difficultés connues à Bad Kreuznach dans sa jeunesse, et qui l’avaient fait partir pour la RDA. Lui, le sans patrie, avait par deux fois tenté de trouver une famille dans l’Allemagne d’après guerre, sans y parvenir. Il revenait maintenant chez sa tante, qui l’avait accueilli et élevé comme son propre enfant, lors des persécutions de ses parents ; l’avait protégé, lui avait donné un refuge. Il avait presque 33 ans maintenant ; que n’avait-il pas déjà supporté, dû supporter !

Il était encore bébé, quand sa mère s’enfuit avec lui pour retrouver son père qui vivait en exil en France. À Paris, il avait vécu dans la misère, mené une vie précaire. Il avait séjourné chez des bienfaiteurs en Suisse ; de retour à Paris il était entré à l’école, puis son père arrêté et interné, une vie dans l’illégalité à Paris, sa mère poursuivie et arrêtée, séjour chez des paysans à la campagne aux alentours de Paris, sa fuite en Autriche chez sa tante et dans sa famille, le souci permanent quant au sort de ses parents pendant leurs persécutions, la mort de sa mère, la mort du mari de sa tante et d’autres parents, les années d’attente avant que son père ne le reprenne avec lui, le sentiment de ne pas être le bienvenu dans la nouvelle famille, de son père, sa belle-mère et sa demi-sœur, superflu, l’échec de sa formation professionnelle comme technicien dentaire, les problèmes de sa formation professionnelle dans l’administration dans la ville de Bad Kreuznach, en raison de ses activités politiques à la FDJ, son départ précipité pour la RDA, contre les conseils de son père, ses difficultés à y prendre pieds ainsi que les problèmes supplémentaires occasionnés par l’ « affaire Franz Dahlem », l’arrêt de sa formation à peine commencée, la fondation d’une famille avec le handicap moteur de son fils, le détournement de son père, de lui et de sa famille, et finalement cet « emprisonnement » dans une RDA « emmurée ».

Le père aurait dû voir tout cela, et voir la détresse de son  enfant. De plus, un père se devrait de faire le point et de reconnaitre sa part de responsabilité dans beaucoup de ces échecs dans la vie. Non pas dans le sens d’une culpabilité qu’on pourrait lui reprocher, mais dans celle d’en être la cause et le déclenchement.

Cela vaut pour le moins, pour la période jusqu’à ce que son fils quitte sa ville natale. 

Toute sa vie en France, mais aussi celle de sa mère, avait été marquée par les activités politiques de son père. À son retour tardif à Bad Kreuznach, et lors de son échec dans sa nouvelle famille, il en fut de même. À ce moment là, Hugo Salzmann aurait pu se comporter autrement envers son fils, se montrer plus compréhensif et plus tolérant, s’il avait pris conscience de sa part de responsabilité dans les raisons de l’attitude et du caractère de son fils, et aurait dû agir en conséquence.

On ne sait pas, si Hugo Salzmann se posa toutes ses questions ; on ne sait pas non plus, pourquoi il réagit si durement envers son fils.
Sa déception vis-à-vis du fils était-elle si grande ?

Ou l’abus de confiance à l’égard de son ancien compagnon ?

Sans doute les deux et peut-être plus encore. Venait encore s’ajouter ce qu’Hugo Salzmann appelait  sa « rectitude ». Une fois avoir reconnue une voie comme étant la bonne, il fallait la suivre dans toutes ses conséquences. Il faut bien entendu aussi voir ce comportement sous l’angle du traumatisme causé par son propre destin.

Quoiqu’il en soit, la perte causée par le « vote par les pieds » d’Hugo Salzmann ne porta guère préjudice en RDA. Franz Dahlem, lui non plus, n’eut pas de problème à surmonter la fuite du fils de son ancien camarade Hugo Salzmann. A priori, il n’eut pas de difficultés en RDA  pour cette raison. Il continua sans problème à entretenir sa relation amicale avec son camarade de camp Hugo Salzmann.

Mais la relation père-fils ne s’améliora jamais.

 

Toujours actif politiquement

 

Hugo Salzmann continua de rester fidèle à ses convictions politiques et à sa « rectitude ».

Il va de soi que, dans les années soixante, il s’engagea à Bad Kreuznach, dans la mesure de ses possibilités en raison de son âge, dans des sujets de politique intérieure importants,  lors des lois sur les mesures d’urgence et lors de la montée du parti national démocrate allemand (NPD). Avec le NPD fondé en 1964, les anciens adeptes du NSDAP ainsi que leurs idées et leurs slogans, refaisaient surface. Dès 1965, ils eurent des adeptes et obtinrent un premier succès lors d’élections municipales en Mittelfranken et au Schleswig-Holstein. Pour Hugo Salzmann, il était évident, qu’il fallait « montrer sa couleur » et faire front à ce nazisme renaissant. Il participa à une marche silencieuse et à une manifestation contre une réunion du NPD à Bad Kreuznach le 4 mai 1966.

Les photos datant de cette époque montre l’engagement des manifestants mais témoignent aussi d’une « culture de la manifestation » autre que celle de nos jours.

Manifestation de l’union des syndicats allemands (DGB) contre une réunion du NPD à Bad Kreuznach – 1966 – (Source : privée)

 

Dans ses idées et ses sentiments, Hugo Salzmann était resté communiste, même après l’interdiction du KPD. Ce qui est tout à fait naturel. Dès le début des années 20, il avait été actif dans différents groupes de jeunesse communiste, sous la république de Weimar, il s’était battu pour le KPD, contre le NSDAP, il avait dû s’enfuir en exil en raison de ses convictions communistes, en France, il avait continué ses activités, il avait été interné au Vernet en tant que communiste et il avait été poursuivi par l’Allemagne hitlérienne, il avait survécu, malade ; après la guerre, il lui avait fallu repartir à zéro, il était redevenu communiste, ou plus précisément, il n’avait cessé de l’être. L’interdiction du KPD en 1956 et l’abstinence politique en découlant, ne changèrent en rien sa position. Et comment d’ailleurs cela aurait-il été possible ? Toute sa vie en avait été imprégnée, s’était consolidée autour. Elle était devenue une partie essentielle de sa personnalité. En toute cohérence donc, Hugo Salzmann adhéra au nouveau parti communiste allemand (DKP), fondé en 1968. Avec lui. L’Allemagne comptait de nouveau un parti communiste légal, après l’interdiction du KPD en 1956. L’objectif était de réaliser un « ordre étatique et une société socialiste », dans le cadre de la loi fondamentale. Hugo Salzmann avait donc ainsi retrouvé une patrie politique légale.

carte d’adhérent du DKP d’Hugo Salzmann (Source : privée)

 

En retraite – Et toujours engagé

 

Hugo Salzmann à son bureau de secrétaire du syndicat, qu’il devait quitter en 1968 pour prendre sa retraite.
(Source : privée)

Le passé, les souvenirs ne cessèrent de préoccuper Hugo Salzmann. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il pensait de plus en plus à ce qu’il avait vécu, à ses compagnons et à une possibilité de tout documenter. Dès le début de sa retraite, il avait pris la décision d’écrire ses souvenirs, sa vie.

Il avait déjà commencé de le faire dans le milieu des années 30 à Paris avec l’association du cercle des écrivains allemands (SDS). Lore Wolf, amie de longue date de la famille avait, dans la chambre d’hôtel glaciale de Hans Marschwitza, l’estomac creux, et sur une machine à écrire déglinguée, commencé de mettre sur papier. Le texte avait subi le même sort que de nombreux écrits datant du temps de l’exil, et fut perdu au plus tard au moment des représailles  au début de la deuxième guerre mondiale. C’est pourquoi Hugo Salzmann devait recommencer à rassembler ses souvenirs. C’était sans doute la raison pour laquelle il n’y eut d’abord aucuns résultats concrets
.
Les souvenirs du temps de l’exil et de la résistance étaient entretenus par des rencontres avec l’amicale des anciens résistants allemands dans les pays occupés par les fascistes (IEDW). De grandes retrouvailles eurent lieu lors de la deuxième conférence nationale de l’IEDW, le 14 avril 1973 à Saarbrück. On y retrouva surtout des communistes notoires qui avaient une biographie semblable à la sienne, comme Alphonse Kahn ou Lore Wolf.

Hugo Salzmann interrompait volontiers son travail de mémoire, pour des activités politiques, comme la manifestation du 1ier mai de la même année à Bad Kreuznach par exemple. Il y rencontra Karl Thorwirth , l’ancien président de l’union des syndicats du Land, devenu entretemps président de la fraction des sociaux-démocrates du Land. Ils se saluèrent chaleureusement.

 

L’adieu aux différentes étapes de sa vie

 

Hugo Salzmann et Karl Thorwirth (SPD) à manifestation du 1ier mai
1973 à Bad Kreuznach (Source : privée)

Une fois les soixante-dix ans passé, Hugo Salzmann désira plusieurs fois retourner en France. Le temps passé en exil à Paris et son internement au camp du Vernet faisaient de plus en plus partie intégrante de sa vie et de ses sentiments. Il voulait revoir les lieux où il avait vécu avec sa femme et son fils, il voulait échanger ses souvenirs avec ceux qui les avaient aidés, se réconcilier avec sa biographie, faire revivre à ses yeux, son internement au Vernet, et prendre une dernière fois congé de ses camarades de ces moments là.

En 1975, il alla à Paris avec sa femme Maria et rendit visite à Gaston et Emma Honoré. Ce fut d’heureuses retrouvailles que de les revoir tous deux ainsi que les endroits à Paris où le couple Honoré et d’autres encore, avaient offert un abri clandestin à Hugo Salzmann et à sa petite famille, ou les avaient aidés d’autre manière encore.

 Hugo Salzmann en 1975, en visite à Paris chez Gaston et Emma Honoré,
qui l’avait aidé dans la clandestinité.
(Source : privée)

Bien qu’Hugo Salzmann à l’époque tout comme à ce jour, parlât à peine le français, ils purent très bien se comprendre. Sa femme avait de très bonnes connaissances du français et était une excellente interprète. Après leur visite, les couples restèrent en contact épistolaire. Trois années plus tard, madame Honoré décéda, l’année suivante, ce fut Hugo et trois ans plus tard encore, monsieur Honoré.

Entretemps, en 1971 avait été fondée l’amicale du camp du Vernet (l’amicale des anciens internés politiques et résistants du camp du Vernet d’Ariège). Dès le début, Hugo Salzmann y adhéra. Dans la mesure du possible, il maintint le contact avec eux, il donna ici et là de l’argent, et il reçut le premier bulletin de l’amicale, paru en 1973. Millan Bielsa, qui vivait dans le sud de la France, était responsable de la publication de ce bulletin. Hugo Salzmann prit contact avec lui par une lettre du 25 avril 1975. Bielsa s’en réjouit beaucoup et en publia des extraits dans le bulletin No 5 de l’amicale.

Les premiers bulletins publiés par l’amicale du Vernet (Source : privée)

En 1975, on fêta les 30 ans de la libération du camp du Vernet. Ce fut l’occasion d’activités particulières. Hugo Salzmann envoya à Bielsa à cette occasion quelques unes de ses anecdotes comme les « échantillons sans valeur » par exemple, ainsi que quelques copies des dessins du « commando des latrines ». Ils furent publiés, ainsi que d’autres dans le bulletin de l’amicale. Ces documents permirent à Hugo Salzmann, de contribuer à distance au déroulement des activités.

Carte commémorative de l’amicale pour le 30ieme anniversaire de la libération du camp de concentration du Vernet – 1975 –

Le retour aux lieux de son vécu, réveillèrent si intensément les souvenirs d’Hugo Salzmann, qu’il décida fermement de commencer sa biographie, prévue depuis longtemps. Il enregistra ses textes sur magnétophone à cassette dont on se servait maintenant. Les textes qui restent, sont ceux se rapportant à son enfance, à sa jeunesse et au camp du Vernet. Ces documents sonores ont eux aussi pris leur place dans cette exposition, tout comme les textes écrits par Hugo Salzmann, qui concerne sa période d’exil à Paris et son internement au Vernet.

Visite d’Hugo et de Maria Salzmann (photo du milieu) au couple Bielsa dans le sud de la France – 1976 – 
(Source : privée)

 

Hommages et décès

 

Entretemps, Hugo Salzmann avait instauré une tradition à Bad Kreuznach : À chaque journée du souvenir national, il  y avait une cérémonie commémorative au monument des victimes de la guerre et du fascisme, au cimetière central des victimes des nazis. En 1977, cette cérémonie eut un écho particulièrement positif, même dans la presse. Cette fois encore, ce fut Hugo Salzmann qui prononça le discours du souvenir. Dans ce dernier, il rappela en mémoire les nombreuses victimes du national-socialisme, qui pour la plupart ne furent jamais identifiées. Il lança aussi un appel aux politiciens locaux, de maintenir présent le souvenir des antifascistes à Bad Kreuznach ; en dotant par exemple des rues de leurs noms.

Cérémonie du souvenir au cimetière de Bad Kreuznach avec Hugo Salzmann (tout à fait à droite) – 1977 –
(Source : privée)

Le 4 février 1978, Hugo Salzmann fêta ses 75 ans. De nombreux compagnons, et des représentants officiels étaient venus à Bad Kreuznach pour lui présenter leurs félicitations. Ils exprimèrent leur reconnaissance pour son engagement politique de plusieurs décennies et surtout pour son engagement social.

Le journal officiel titra pour son article sur la fête d’anniversaire « un syndicaliste de caractère, quelqu’un de bien »

Article du journal officiel du 6 février 1978

« De façon très informative, et sur un ton  léger, fut retracé samedi, le portrait d’Hugo Salzmann, un homme qui – comme en témoignent les félicitations sous différentes formes – a passé sa vie entière aux côtés des pauvres et des faibles (…) Le président du Land de l’union des syndicats allemands, Julius Lehlbach, lui a remis l’assiette d’honneur du DGB. Alphonse Kahn, président de l’IEDW, lui remit personnellement la médaille du souvenir de cette amicale. (…)
Toutes les félicitations et les témoignages de reconnaissance pour Hugo Salzmann concernaient surtout son engagement social. Il avait toujours été au service des autres, lucide et réfléchi, avec le sens de la répartie et le cœur toujours à la bonne place.
 (Pour terminer) Richard Walter, président de la grande société de carnaval, pendit au cou de l’ex-conseiller municipal, la médaille de la « mairie historique du marché aux œufs », l’ordre de carnaval réservés aux « grands ». Le président ajouta que  fous et politiciens avaient bien des points communs ».

 

Sans doute Hugo Salzmann garda-t-il longtemps en mémoire, les paroles de Kurt Wittinghof, représentant de l’IG-Metall, qui, résumant le mieux l’opinion commune  à tous les hôtes déclara : 

Kurt Wittinghof représentant de l’IG-Metall s’adressant à Hugo Salzmann :

« Nous sommes tous venus avec plaisir, parce que tu es notre ami »

 

Hugo Salzmann reçut en plus, la médaille de l’amicale des anciens résistants allemands, des pays occupés par le fascisme, et obtint de l’association des persécutés du régime nazi ainsi que de l’union antifasciste (VVN/BdA), la médaille d’honneur « les mérites les plus grands dans la résistance contre le régime de violence du national-socialisme, et pour la reconstruction de la liberté et de la démocratie ».

Diplôme honorifique de l’association des persécutés du régime nazi (VVN/BdA) – 1978 – 
(Source : privée)

Document de l’attribution de la médaille des anciens résistants allemands (IEDW) – 1978 – 
(Source : privée)

 

Il reçut aussi les félicitations de l’amicale du Vernet pour «  son comportement courageux dans le camp. On souhaitait également qu’il continue (puisse continuer), tant que sa santé le lui permettrait, aussi activement que par le passé, le travail commun avec l’amicale, pour la paix, la démocratie et pour l’équité ».
 
Bien qu’Hugo Salzmann, comme il le disait, ne courût guère  après les décorations ;  il donna cependant son accord, et reçut de nombreux hommages et décorations qu’il accepta, contrairement à la croix du mérite national.

Ces décorations allaient dans le sens de celles qu’il avait reçues au début des années cinquante, pour son travail de résistant.

Début des années 50. Hugo Salzmann décoré de ses médailles de résistant.
(Source : privée)

Une décoration pour ses 60 ans d’adhérence au syndicat de l’IG-Metall fut le dernier hommage reçu par Hugo Salzmann.

Hommage à Hugo Salzmann pour ses 60 ans d’adhérence au syndicat de la métallurgie (IG-Metall)

Au milieu de ces nombreuses cérémonies honorifiques, son fils Hugo lui rendit visite avec sa femme Hertl et leur fils Hanno à Bad Kreuznach. C’était la première rencontre avec son fils et sa belle fille après près de vingt années de silence. Il n’avait encore jamais vu son petit fils Hanno.

Pendant une heure, Hugo Salzmann parla de son travail et de ses sculptures. Ses auditeurs étaient très intéressés, ils étaient très attentifs et montraient leur sympathie pour ses sculptures et pour sa personne. Mais ce n’était qu’une visite chez un artiste, que l’exposé d’un artiste à ses visiteurs.

Hugo Salzmann ne reconnut ni son fils, ni sa belle fille. Ils étaient des étrangers et le restèrent après cette visite. Ce fut une brève rencontre, sans suites.

A la fin seulement, Hugo Salzmann appris par hasard, qu’il venait d’avoir sa famille  pour hôte. Au moment des adieux, il offrit une de ses sculptures à son petit fils.

« le satisfait », sculpture qu’Hugo Salzmann offrit à son petit fils Hanno - (1978)

 

Dans son atelier, Hugo Salzmann explique ses travaux à son fils
et à son petit fils Hanno sans les reconnaitre –1978   (Source : privée)

À la fin du compte, Hugo Salzmann avait fourni un énorme travail de mémoire ces deux dernières années, pour lui-même autant que pour d’autres – mais seulement dans la mesure où il voulait bien se souvenir.

Hugo Salzmann dans son « petit château » 
fin des années 70 (Source : privée)

 

Puis, Hugo Salzmann tomba gravement malade, sans espoir de guérison- Il partit  d’une mort lente et atroce, dans son « petit château », le 14 octobre 1979.

Hugo Salzmann avec un « mégot » - fin des années 70 – (Source : privée)

La nouvelle de son décès provoqua tristesse et consternation. Le journal officiel publia un article, en reconnaissance, de sa personne et de ses mérites, tout particulièrement pour sa ville natale de Bad Kreuznach.

Article dans la « Dépêche » - 20 octobre 1979 –
La nouvelle du décès d’Hugo Salzmann atteint aussi la France.

Nécrologie pour Hugo Salzmann dans le journal officiel du 16 octobre 1979 :

En raison de son caractère droit, Hugo Salzmann fut une personnalité aimée et respectée à Bad Kreuznach.
C’est sans doute le meilleur éloge qu’on puisse lui faire pour sa vie laborieuse, où rien ne lui fut épargné.

 

De Berlin-Est, Franz Dahlem envoya sa lettre de condoléance à Maria Salzmann,  pour le  « décès d’Hugo – un ami cher et un camarade –« Il poursuivit :

Franz Dahlem au moment du décès d’Hugo Salzmann :

« Après avoir été livrés à la Gestapo, et après le camp de concentration hitlérien, nous sommes restés liés pendant des années ; j’ai pu connaitre son émouvant travail social ainsi que ses grandes et petites sculptures en bois, et j’ai pu aider à ce qu’il puisse les exposer à Berlin.
Ce valeureux combattant nous quitte à présent, comme beaucoup de notre génération. Mais son nom restera inoublié, bien au-delà de la Nahe, tant en Allemagne fédérale qu’auprès de ses camarades en république démocratique allemande.

 

Alors que beaucoup, par des mots dits ou écrits, exprimèrent  leur amical et fidèle souvenir à Hugo Salzmann et l’accompagnèrent à sa dernière demeure au cimetière de Bad Kreuznach, son fils Hugo n’appris que par détour la nouvelle de son décès et de son enterrement. Lore Wolf, amie de la famille de longue date, résuma de façon pertinente : « Il s’en est allé sans se réconcilier »

Rien ne changea pendant 30 ans. En 2010, la relation entre le frère et la sœur s’est améliorée. L’écrivain autrichien Erich Hackl y contribua par son récit : « La famille Salzmann », ainsi que cette exposition virtuelle.  Mais en particulier pour Hugo junior, les ombres du passé, le traumatisme causé par les nazis,  l’ont marqué profondément, sans doute à vie.

Hugo et Julianna Salzmann ont pu cependant, parler de l’histoire de leur famille et se sont rapprochés après tant d’années de séparation, de vie dans des mondes complètement différents. Ils sont redevenus frère et sœur.